#5 | Une conférence en Écosse, une base de données en bronze et Beyoncé au Louvre
Héritage colonial et décolonisation des musées, en France et dans le monde
Au sommaire de ce numéro, je vous propose de revenir sur la conférence annuelle de la Museums Association que j’ai suivi en visio. J’ai également sélectionné quelques actualités sur les sujets habituels. Bonne lecture !
Conférence annuelle de la Museums Association
Les 3 et 4 novembre 2022, à Édimbourg, avait lieu la conférence annuelle de la Museums Association, qui réunit les professionnelles et les professionnels des musées en provenance des quatre nations qui constituent le Royaume-Uni. Deux jours de rencontres autour de trois thématiques : les musées face au changement climatique, le bien-être et la santé mentale dans les musées, et, vous vous en doutez, la décolonisation des musées. Tour d’horizon des initiatives qui ont retenu mon attention.
Dans la table-ronde d’ouverture, la chercheuse Corinne Fowler a présenté l’ouvrage à paraître The Countryside: Ten Walks Through Colonial Britain (2023), dans lequel elle propose des balades dans la campagne britannique. En compagnie d’artistes, d’universitaires et d’activistes (dont trois participaient à la conférence), elle est partie sur les traces du passé colonial du pays, abordé à travers le patrimoine industriel et rural (le cuivre, la laine, le coton), et la structuration du paysage (relations entre enclosure et esclavage).
C’est l’une des plus belles découvertes de cette conférence : Our Shared Cultural Heritage est un collectif de jeunes de moins de 25 ans, principalement des femmes, issues de la diaspora d’Inde, du Pakistan et du Bangladesh, pays héritiers de l’Empire britannique. Elles travaillent à une meilleure visibilité de ces personnes dans les musées à travers une série de projets professionnalisants. Deux antennes sont basées à Glasgow (principale métropole d’Écosse, considérée comme la “deuxième ville de l’Empire britannique” après Londres) et Manchester (ville du nord de l’Angleterre, dont l’essor au XVIIe siècle est lié au commerce du coton). Parmi leurs réalisations, elles ont présenté la réécriture de cartels dans une perspective décoloniale : retirer des informations relevant de l’anecdote pour mettre en évidence l’héritage esclavagiste de la ville de Manchester.
In*ter*Is*land est un collectif de tagata moana ou personnes de l’Océan pacifique. Sept artistes, activistes ou commissaires d’exposition qui ont collaboré avec le Paisley Museum (dans l’ouest de l’Écosse), dans le cadre de travaux de rénovation. Cet échange a donné lieu à un changement du statut des objets, considérés à présent comme des taonga, des entités vivantes et porteuses de mana, un concept complexe qu’on peut approximativement traduire par l’âme des personnes, des lieux et des objets dans les cultures du Pacifique. Pour Jessica Palalagi, représentant le collectif, l’enjeu était de reconnecter les taonga avec leur histoire et leur culture, de les réactiver parce qu'ils étaient comme “dormant”.
Le projet Empire, Slavery & Scotland's Museums a réuni un groupe de dix professionnelles et professionnels des musées écossais pour réfléchir au traitement de l’héritage colonial et esclavagiste de la nation. Cette consultation a conduit le groupe à formuler six recommandations parmi lesquelles la création d’un lieu consacré à l’histoire coloniale et esclavagiste de l’Écosse, l’engagement des musées dans la médiation de ce passé, et l’importance de la collaboration avec les publics. Un rapport vient également documenter le fonctionnement du groupe de travail.
La conférence a également été l’occasion d’une remise de prix annuelle. La liste des institutions lauréates montre que la Museums Association a su retenir les leçons du passée, après plusieurs éditions mettant en évidence la nécessité d’un travail de réflexivité dans les musées du Royaume-Uni. Parmi les projets lauréats, le podcast Curating Discomfort du Hunterian Museum (musée de l’Université de Glasgow) animé par Zandra Yeaman, “commissaire à l’inconfort” du musée, a reçu le prix Reimagining the Museum.
“La constitution des collections, la production des vitrines et la rédaction des cartels constituent des actes politiques qui prennent leurs racines dans le colonialisme. C’est seulement maintenant que nous prenons conscience que nous ne sommes pas neutres et que nous avons été les complices des idéologies des siècles passés, sans considération pour leurs conséquences.” - Le Hunterian Museum, projet Curating Discomfort
Une pratique intéressante observée pendant la conférence : au début de chaque séance, les intervenantes et les intervenants se décrivent visuellement. Si je devais me prêter à l’exercice, ça donnerait quelque chose comme “Je suis un homme blanc, début quarantaine, cheveux ras avec une généreuse barbe poivre et sel, je porte aujourd’hui un sweat à capuche gris.” C’est une pratique qui permet d’œuvrer à une meilleure accessibilité autant que de reconnaître un positionnement situé. Enfin, j’ai été impressionné par le nombre de femmes et de personnes racisées qui sont intervenues dans les sessions, et à tous les niveaux de la hiérarchie. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a aucun problème de diversification des agents dans les musées britanniques, mais les équipes y semblent bien plus inclusives qu’en France.
Pour compléter, retrouvez mon livetweet consacré à la conférence.
Merci à Élisa Gravil, qui était sur place, pour ses observations.
Actualités
Bronzes (je devrais peut-être leur consacrer une rubrique régulière). Le 4 novembre dernier a été dévoilé Digital Benin, base de données rassemblant plus de 5 200 objets provenant de 131 institutions réparties dans 20 pays. Le site web propose de consulter le catalogue selon le dénomination des objets dans la culture Edo ou selon l’approche occidentale. Une rubrique permet de visualiser les institutions qui conservent ces pièces selon leur volume (où l’on apprend que le British Museum est loin devant avec 944 objets), une autre selon leur provenance ou anciennes collections. Une carte rassemble les lieux d’origine et les lieux de conservation. Les deux dernières rubriques permettent d’explorer l’histoire du royaume et du peuple Edo, par des récits oraux ou écrits. Un travail admirable, conduit par une équipe internationale (Allemagne, Autriche, Bénin, France, États-Unis, Kenya, Nigeria) et en collaboration avec les populations béninoise et nigériane. Dans un passionnant long read du Financial Times, les journalistes Josh Spero et Aanu Adeoye racontent les coulisses et les enjeux du projet.
“Pourquoi a-t-il été si compliqué d’établir la liste des Bronzes du Bénin ? Comme le dit l’adage “savoir = pouvoir.” Les musées européens craignaient que si la population nigériane apprenait qui conserve quoi, cela faciliterait les demandes de restitution.” - Josh Spero et Aanu Adeoye
The Carters. Louvre a mis en ligne le parcours de visite Sur les pas de Beyoncé et Jay Z qui permet de découvrir les œuvres phares du clip “Apeshit”. Une initiative bienvenue, découverte par hasard, alors que la mise en ligne du morceau, en 2018, n’avait fait l’objet d’aucune offre de médiation culturelle par l’institution.
Jeunesse. Paru en septembre 2022 aux éditions Milan, La colonisation et la décolonisation françaises, écrit par Céline Bathias-Rascalou et illustré par Juliette Roux, propose des clés de lecture aux enfants dès 7 ans. Un important travail de décryptage de la couverture est notamment proposé, et l’ouvrage va jusqu’à la restitution au Bénin des 26 pièces précédemment conservées au quai Branly, en 2021.
Carto. Dans son édition du 6-7 novembre 2022, Le Monde a publié une carte richement documentée, faisant un état des lieux des restitutions du patrimoine africain. Si elle est introuvable sur le site du quotidien, elle a été évoquée dans la rubrique “Les cartes en mouvement” de la matinale du week-end sur France Culture.
Colloque. Un article de l’AFP repris dans plusieurs médias revient sur “Musées partagés”, trois jours de rencontres qui se sont tenues au Palais de la Porte Dorée fin octobre (cf LBDC#3), à travers l’angle de la place des minorités dans les musées. N’ayant pas pu y assister en raison d'obligations professionnelles, j’y reviendrai quand les captations seront disponibles.
Rencontres et conférences
Éditions. Les 15 et 16 novembre, au Campus Condorcet d’Aubervilliers, auront lieu les 4e Rencontres de l’édition en sciences humaines et sociales, avec notamment une table-ronde sur la diffusion des sciences humaines et sociales en Afrique.
Ailleurs. Mercredi 23 novembre, au musée du quai Branly, la philosophe Barbara Cassin (cf LBDC#2) et le photographe et critique d'art Kemi Bassene discuteront des maisons de la sagesse comme alternative au modèle du musée occidental, sous la modération d’Anne-Christine Taylor, dans le cadre de l’Université populaire.
Fantômes. Du 12 au 16 décembre à 19h, Pierre Singaravélou, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et au King’s College de Londres, propose un cycle de cinq conférences dans le cadre de la Chaire du Louvre pour l’année 2022-2023.
Et aussi
Espagne. Le musée du Prado enquête sur l’histoire de ses collections, et identifie 62 oeuvres saisies à leurs propriétaires pendant la guerre d’Espagne (1936-1939).
Débat. Dans le Grand Continent, la journaliste et activiste Rokhaya Diallo plaide pour une déseuropéanisation de l’universalisme. Après être lui-même intervenu dans la même rubrique, c’est sur France Culture que le philosophe Souleymane Bachir Diagne évoque le projet de rapprochement entre trois universités française, sénégalaise et sud-africaine, dans une perspective de décolonisation des savoirs universitaires.
Restes humains. Dans le New York Times, Constant Méheut consacre une longue enquête à la restitution de 24 crânes à l’Algérie, dont l’origine est incertaine. Dans le même temps, l’Élysée présente la politique d’Emmanuel Macron sur le sujet.
Musique. Le Musée de la musique accueille jusqu’au 11 juin 2023 l’exposition Fela Anikulapo-Kuti. Rébellion afrobeat consacrée au musicien nigérian surnommé the Black President et connu pour son engagement politique.
Podcast. À l’occasion d’un procès historique mais peu médiatisé, les journalistes Iris Ouedraogo et Adélie Pojzman-Pontay ont enquêté sur l’héritage esclavagiste en Martinique et en Guadeloupe, dans le podcast “Réparations”.
Théâtre. GROUP50:50, un collectif d'artistes du Congo, de Suisse et d'Allemagne propose la pièce musicale The Ghost Are Returning, qui réclame la restitution au Congo des squelettes de sept personnes du peuple Mbuti, actuellement conservés à l’Université de Genève.
C’est tout pour aujourd’hui ! Merci à Claire Petit, à Julien Brachhammer et aux autres personnes qui m’ont transmis des informations, que je les ai retenues ou non pour cette édition.
Rendez-vous le jeudi 24 novembre prochain, pour un entretien avec le commissaire de l’exposition “Black Indians de la Nouvelle-Orléans” au musée du quai Branly, et un aperçu d’autres expositions du moment.
Sébastien Magro
Très heureux de lire ce numéro. Merci pour ce beau travail.