#2 | Des visages photographiés, une expo dans un bois et Ulysse s'enfuyant sur un radeau
Héritage colonial et décolonisation des musées, en France et dans le monde
Bonjour,
Pour ce deuxième numéro de La botte de Champollion, je vous propose un entretien avec l’historienne Hélène Blais, co-comissaire de l’exposition “Visages de l’exploration au XIXe siècle, du mythe à l’histoire” qui a fermé ses portes fin août à la BnF (Paris). À lire également : mes notes de visites des expositions “Sur les traces de l’Exposition coloniale internationale de 1931” qui vient se terminer à Paris, et “Objets migrateurs, trésors sous influence”, visible jusqu’au 18 octobre prochain à la Vieille Charité de Marseille.
Bonne lecture !
Visages de l’exploration au XIXe siècle, du mythe à l’histoire, à la BnF (Paris)
Hélène Blais est professeure à l’École normale supérieure (Paris). Spécialisée en histoire contemporaine, elle travaille notamment sur l’histoire des colonisations et l’histoire des savoirs. Elle est la commissaire associée de l'exposition avec Olivier Loiseaux, conservateur général au département des Cartes et Plans de la BnF.
Pouvez-vous revenir sur le contexte de création de l’exposition, et son propos général ?
C'est Olivier Loiseaux qui m'a proposé de le rejoindre sur ce projet, qui marque le bicentenaire de la Société de géographie, fondée en 1821, et dont les fonds constituent une part conséquente des pièces montrées. L'exposition revient sur l'histoire des savoirs liés à l’exploration pour comprendre comment se nouent des enjeux coloniaux, dans ce qui pourrait n'apparaître à première vue que comme une histoire du progrès scientifique. Elle s’inscrit dans plusieurs renouvellements historiographiques en cours. Je travaillais parallèlement sur un projet éditorial, “L'exploration du monde. Une autre histoire des grandes découvertes” paru sous la coordination de Romain Bertrand (Seuil, 2019). Cet ouvrage collectif propose de raconter l'histoire des explorations en faisant un “pas de côté” : en prenant en compte les personnes oubliées, les explorateurs non européens, les interactions avec les populations locales, etc. Plus largement, le projet s'inscrit dans la lignée des histoires globales qui abordent la question coloniale en s'efforçant de décentrer les regards, pour sortir des récits héroïques et “provincialiser l'Europe” selon l'expression de l'historien Dipesh Chakrabarty. Toutes ces questions, qui sont essentielles aujourd'hui pour les historiennes et les historiens, ont été travaillées par la littérature scientifique. Mais il restait à les faire entrer dans une exposition, permettant d’interroger la manière de montrer les collections et de jouer sur la dimension visuelle de cette histoire.
En effet, l'exposition accorde une place importante aux personnes des pays “explorés” : guides, interprètes, fixeurs, sherpa, etc. ainsi qu'aux femmes, qu'il s'agisse d'épouses et de veuves d'explorateurs, ou de femmes indépendantes. Pourquoi ce choix ?
Nous avons souhaité que l'exposition montre aussi les intermédiaires, les go-betweens, toutes celles et tous ceux dont le rôle est central, mais qui n'apparaissent jamais, ou très rarement, dans les résultats publiés ou exposés à l’époque en Europe. C'est une question importante, pas uniquement pour l’histoire de l'exploration mais aussi pour l'ensemble de la production des savoirs. L'une de nos sources d'inspiration est l'exposition “Hidden Histories of Exploration”, qui a eu lieu en 2009 à la Royal Geographic Society de Londres, sous le commissariat du chercheur Felix Driver. À ma connaissance, c'est la première exposition qui tentait de mettre en lumière les figures cachées de l'exploration. Driver, qui travaille également sur la décolonisation des collections muséales, a notamment montré que certains de ces explorateurs étaient reconnus au XIXe siècle, puis ont été oubliés, ce qui interroge la manière dont on a raconté l’histoire de l’exploration, et c’est aussi cela qui nous intéressait.
En ce qui concerne la visibilité des femmes, notre démarche s'inscrit dans le renouvellement de l'histoire du genre. Le fait même de poser les questions : “Est-ce qu'il y avait des femmes dans ces campagnes d'exploration ? Si oui, que faisaient-elles ? Que pouvons-nous dire d'elles ?” a été décisif pour constituer le corpus de l'exposition. Nous avons trouvé un grand nombre de femmes dans les fonds de la Société de Géographie, dont certaines avaient donné des conférences ou constitué d'importantes collections photographiques - je pense notamment à Gabrielle Vassal ou Amélie Bel, des épouses d'explorateurs. Nous avons travaillé étroitement avec les conservatrices et les conservateurs de la BnF, qui connaissent extrêmement bien leurs fonds, ce qui nous a permis de faire émerger des documents très peu connus.
Vous avez également choisi de mettre en avant des explorateurs venus d'Asie, d'Afrique et du Moyen-Orient, ce qui montre qu'au XIXe, cette curiosité pour “l'Autre” n'est pas l'apanage de l'Europe mais présente une certaine réciprocité entre les pouvoirs en place dans ces aires géographiques...
Oui, c'est une autre opération de décentrement qui nous semblait intéressante. Ces dernières années, il y a des renouvellements historiographiques importants qui portent sur les mobilités des sociétés dites “extra-européennes”. Des historiennes et des historiens ont montré qu'en Afrique, par exemple, le voyage était une pratique courante au XIXe siècle qui pouvait donner lieu à des financements et des campagnes de grande ampleur. Il nous faut sortir d'une perspective très ethnocentrée qui veut que “l’Europe découvre le monde'“, car elle est erronée. Dans l'exposition, nous présentons l'expédition envoyée par Méhémet Ali, vice-roi d'Égypte, à Paris. On y voit la découverte de la capitale par les émissaires égyptiens et leur étonnement face à nos mœurs étranges, dans un rapport de symétrie qui aide à décoloniser cette histoire. Nous nous efforçons de déconstruire le cliché qui veut que l'exploration soit une affaire d'hommes blancs, car c'est faux : cette pratique est beaucoup plus complexe, et engage une multiplicité d'acteurs. À l'inverse, nous ne voulions pas tomber dans une forme de relativisme absolu, qui annulerait tous les effets de violence et de domination propres à une forme d'exploration. Nous avons travaillé à garder l'équilibre entre la volonté de complexifier l'histoire et les impératifs pratiques qui conditionnent une exposition (gabarits des textes de salles et des cartels, nombre de pièces exposées, etc).
À plusieurs reprises, l'exposition souligne les conditions matérielles de ces opérations, en évoquant les budgets conséquents, accessibles aux classes aisées. Peut-on dire qu'à l'instar de la photographie, omniprésente dans l'exposition, l'exploration est une activité réservée à la bourgeoisie ?
En effet, la sociologie des explorateurs est une dimension importante pour comprendre leurs positionnements politiques et sociaux. Raconter l'histoire des conditions matérielles d'exploration est essentiel pour comprendre les enjeux et les conditions de l'interaction entre, d'un côté les exploratrices et les explorateurs, et, de l'autre, les personnes habitants les pays visités. D'une certaine manière, l'exposition raconte l'histoire d'une élite. Nous ne voulions pas nous contenter d'une histoire des représentations en prenant quelques images parues dans les journaux à grand tirage. Il fallait revenir au terrain, à l'organisation du voyage, aux objets transportés, car c'est là qu'émergent les questions logistiques : “Qui a transporté tout ça ? Les porteurs étaient-ils payés ? Combien de personnes pour une telle campagne ?”
Au centre de l'exposition, nous avons reconstitué un campement, et dans les objets exposés figure un carnet de solde. Les responsables de l'expédition notaient chaque jour les noms des personnes employées et les sommes dues. En exposant ça, nous montrons que l'exploration ne relève pas seulement de l'amour de la science, mais aussi de la gestion d'une petite entreprise. Le progrès scientifique se fait dans des conditions matérielles spécifiques, qui régissent aussi des interactions spécifiques avec du personnel local, engagé dans cette entreprise.
Vous ne faites pas l'impasse sur la complaisance, voire la complicité de certains explorateurs et de certaines exploratrices avec le modèle colonial, mais vous valorisez également l'engagement d'autres, comme Savorgnan de Brazza, qui a tenté de dénoncer la violence de la colonisation...
Là encore, l'enjeu, c'est de restituer la réalité des faits : il ne s'agit pas de dire que les explorateurs sont complètement dénués de toute ambition coloniale ou au contraire, qu'ils sont de “méchants colonisateurs” qui camoufleraient leurs ambitions en prétendant faire œuvre de science. Montrer l’histoire de l’exploration, c’est aussi prendre en compte la diversité des situations, l’affronter, et parvenir à rendre compte de certaines formes de complexité, quand bien même elles sèment le trouble. Nous avons fait le choix de montrer aussi bien des expéditions qui allient l'exploration et l'ambition coloniale dès le début du XIXe siècle, que des entreprises exploratoires qui s'inscrivent davantage dans une perspective de connaissance, et pas forcément de domination immédiate ou de volonté de contrôle.
En tant que commissaires, Olivier Loiseaux et moi-même avons intégré d’emblée la question de la colonisation dans la production de l'exposition, et en associant tous les corps de métiers : la scénographe, la chargée d'exposition, le service de la communication et la direction de la BnF. Nous avons cherché un équilibre dans le discours, avec pour objectif de faire entrer les publics (je tiens au pluriel du terme) dans une histoire de l'exploration, qui est intrinsèquement liée à la colonisation bien sûr, mais qui ne s'y réduit pas. C’est pour cela aussi qu’il est important de distinguer les moments, la préparation, la pratique de terrain, le retour. Ainsi, dans l’exposition, la dernière partie revient sur les usages de l'exploration, ce qu'il en reste, dans les récits, dans les photographies, etc. et l’on montre comment peut se figer à ce moment-là la dimension coloniale de l’entreprise.
Justement, l'exposition se referme sur une projection montrant des visages en cadrage serré. Le texte du cartel indique : “Ces regards captés en disent finalement plus sur ce que cherchent les explorateurs que sur les individus rencontrés”. Que vouliez-vous dire avec cette installation ?
En préparant l'exposition, nous avons réalisé que finalement, nous ne savons rien ou très peu de celles et ceux auxquels nous souhaitions donner plus de place. D'où le choix des recadrages sur le regard des sujets photographiés par des exploratrices et des explorateurs : nous ne voulions pas reproduire les clichés que nous dénonçons dans la première salle de l'exposition, soit de l'explorateur en majesté, soit de l'exploré en “curiosité”. En complément du dispositif que vous évoquez, il y aussi une photographie de l'exploratrice Ella Maillart qui prête son appareil à une nonne tibétaine, vraisemblablement (même si nous ne savons pas exactement où cette photo a été prise). D'une certaine manière, cette image tend un miroir aux visiteuses et aux visiteurs, en opérant une mise en abyme. Bien sûr, nous espérons que l'exposition a apporté des connaissances, des repères aux visiteurs, mais nous voulions qu'ils repartent avec des questions plutôt qu’avec des certitudes : que signifient ces discours et ces images sur l’Ailleurs, sur l’Autre ? Quels sont les savoirs mis en jeu, à quelles fins ? Et comment raconter, surtout, toutes ces histoires, alors que tant de voix manquent ?
Sur les traces de l’Exposition coloniale internationale de 1931 (Paris et Vincennes)
Cet été, la Ville de Paris a proposé un même accrochage décliné dans deux lieux : sur les murs de la caserne Napoléon (derrière l’hôtel de ville, rue de Rivoli) et dans le Bois de Vincennes, lieu qui accueillit autrefois la manifestation historique. Sur les traces de l'Exposition coloniale internationale de 1931, un projet porté par le groupe de recherche Achac, proposait un parcours en douze étapes qui se déploient sur un jeu de panneaux abondamment documentés, aux textes accessibles.
Si la matière est riche, elle semble davantage pensée pour un livre ou, mieux, pour un site web, plus que pour une exposition. Et ça tombe bien, car la version numérique, toujours consultable en ligne, est passionnante. L’exposition étant terminée, il n’est plus temps de vous dire combien elle était difficile à visiter en raison de son implantation, aussi bien sur l’une des rues les plus fréquentées de la capitale qu’éclatée sur un site aussi vaste que le Bois de Vincennes. Mais en cherchant les panneaux répartis dans les allées, je me suis dit qu’il reste à concevoir une application géolocalisée pour mobiles ou pour tablettes, qui proposerait une visite en réalité augmentée des sites historiques de l’Exposition coloniale de 1931. Elle existe peut-être ? Si oui, n’hésitez pas à me le dire en commentaire ou par retour de mail.
Objets migrateurs, trésors sous influence à la Vieille Charité (Marseille)
La Vieille Charité, centre d’art pluridisciplinaire de la Ville de Marseille, accueille jusqu’au 18 octobre 2022 une surprenante exposition traitant des déplacements de populations à travers le prisme de leurs témoignages matériels. Adoptant une approche qui n’est pas sans rappeler celle des musées de société ou d’histoire, “Objets migrateurs” propose un parcours très riche associant antiquités, œuvres d’art classique, installations d’art contemporain, documents récents et anciens. L’exposition assume un positionnement éminemment politique dès le texte d’introduction, dans lequel les commissaires, mené⋅es par la philosophe Barbara Cassin, plaident pour la revalorisation de l’histoire individuelle des objets.
Dans la chapelle, une impressionnante installation accueille les publics, avant que la suite de l’exposition ne se déploie dans les trois galeries latérales du bâtiment. Au centre de l’espace trône une coupe antique à figures noires, présentée pour la première fois hors de l’Ashmolean Museum et représentant Ulysse s'enfuyant sur un radeau fait de deux amphores. À l’arrière : un “écoboat”, fabriqué à partir de bouteilles de plastique recyclé par l’artiste camerounais Ismaël Essome. Là est résumé le propos de l’exposition, qui va des errances du héro antique aux périples des migrantes et des migrants qui traversent la Méditerranée sur des embarcations de fortune.
Deux beaux projets ont retenu mon attention : “Objets mémoire dedans, dehors” propose des films réalisés par des personnes détenues à la prison des Baumettes autour de la mémoire d’objets, forcément rares dans les centres pénitentiaires. La Muséobanque invite des porteuses et porteurs de projets à déposer un objet (et le récit de son histoire) dans l’espace muséal, pour recevoir en échange une aide financière, sur le modèle du microcrédit.
Le propos, dense, est servi par une scénographie sobre mais qui contient quelques morceaux de bravoure, comme un cabinet de curiosité revisité et la reconstitution d’une salle du Louvre au XIXe siècle. Malheureusement, l’exposition fait l’impasse sur les rapports de domination qui sous-tendent la circulation des objets. Elle se referme sur la célébration de “l’inspiration” et du “métissage” reconnaissant du bout des lèvres le principe d’appropriation culturelle, pourtant crucial pour comprendre certaines des porosités qui s’établissent dans les échanges aujourd’hui.
C’est tout pour cette semaine !
Merci à Hélène Blais pour sa disponibilité, et à Claire Seguret pour la mise en relation.
Je vous donne rendez-vous jeudi 13 octobre pour le n°3 de La botte de Champollion, avec les actualités récentes.
Sébastien Magro