#19 | Trois expositions écrites au “nous”
Premières nations du Québec, Aborigènes en Australie et populations romani en Europe prennent la parole dans trois expositions qui renoncent au point de vue surplombant.
Cette année, j’ai eu l’occasion de visiter trois expositions qui ont en commun d’avoir été conçues par ou en étroite collaboration avec des populations concernées : depuis deux ans, au Musée McCord-Stewart de Montréal, les autochtones du Québec se racontent dans leurs propres termes ; au musée du quai Branly, c’est l’un des mythes fondateurs de la culture aborigène d’Australie qui était narré à travers un dispositif immersif ; tandis que le Mucem a invité les populations romani à célébrer leur histoire et leur culture, sans faire l’impasse sur les discriminations dont elles font l’objet.
Ce qui m’a frappé en visitant ces expositions, c’est l’usage du “nous” dans les textes, les cartels et les supports vidéos - un pronom pour le moins rare dans les musées. Ces expositions rappellent l’importance, pour les institutions, d’associer les populations concernées, voire de réussir à s’effacer pour les laisser prendre la parole. Elles participent à opérer un décentrement du regard, en s’éloignant d’une perspective ethnocentrée, et on ne peux que s’en réjouir.
Au programme
“Voix autochtones d’aujourd’hui” au Musée McCord-Stewart, Montréal
Musée d’histoire, profondément attaché à raconter les “petites” histoires des communautés qui ont fait et font encore la métropole québécoise, le Musée McCord-Stewart dispose d’une collection conséquente de 200 000 pièces, plus de 2 millions de photographies et 3 500 livres rares. À l’étroit dans un bâtiment datant de 1906, il fera prochainement l’objet d’une extension.
Ouvert en septembre 2021, l’exposition “Voix autochtones d’aujourd’hui. Savoir, trauma, résilience” constitue l’accrochage permanent du musée, et a été conçue par la commissaire huronne-wendate Elisabeth Kaine (disparue fin 2022, voir LBDC n°9). Elle montre plus d’une centaines de pièces, illustrées de 80 témoignages de recueillis auprès de personnes issues des 11 nations autochtones de la province, et réparties dans trois espaces. Après un préambule poétique qui évoque une forêt, la première partie donne le contexte historique, géographique et culturel dans lequel les autochtones du Québec ont évolué. La deuxième illustre les traumas vécus lors de la colonisation, sans faire l’impasse sur les atrocités perpétuées par les gouvernements français, britanniques puis canadiens : dépossessions des terres, de la langue, de la culture, pauvreté, inégalités. La dernière section, conçue comme une installation artistique, offre un espoir de résilience à travers la notion de guérison, envisagée dans sa dimension physique, psychologique et spirituelle.
Cette exposition s’inscrit dans la démarche d’autochtonisation et de décolonisation du Musée McCord, le seul au Québec à présenter une reconnaissance de territoire sur son site web. Il propose également des ressources pour comprendre la situation des Premières Nations québécoises et devenir un⋅e allié⋅e. J’y reviendrai dans un prochain numéro.
“Songlines” au musée du quai Branly - Jacques Chirac, Paris
Creusant le sillon amorcé par “Black Indians” en 2022 (voir LBDC n°8), l’exposition “Songlines. Chant des pistes du désert australien” (3 avril au 2 juillet 2023) continue de bousculer les anciennes habitudes du musée du quai Branly. Elle raconte l’un des mythes fondateurs de la culture aborigène, dans lequel les Sept Sœurs fuient un sorcier qui les persécute à travers le désert australien avant de devenir des constellations.
Alors qu’elle présente 200 pièces conçues par une centaine d’artistes, l’exposition évite l’écueil de l’artification, et porte la marque de la pensée aborigène dans sa structure même. Plusieurs sections offrent des expériences immersives et poétiques mais jamais gratuites, qui s’appuient sur des projections d’images, agrémentées de pistes audios. Les textes sont généralement très longs, et techniquement aux antipodes de ce qui est recommandé en médiation culturelle. Mais ils traduisent un trait de la culture aborigène qui accorde une grande importance au récit, parfois richement détaillé et abondamment illustré, qu’on prend le temps d’écouter et qui est porteur de savoirs. Régulièrement, les artistes exposé⋅es prennent la parole à travers des cartels développés ou des vidéos diffusés sur des écrans à échelle humaine. L’iconographie de nombreux tableaux est décryptée, avec une pédagogie rarement vue au quai Branly, et une approche qui tranche avec celle adoptée pour exposer les tableaux aborigènes dans les collections permanentes. Ceux-ci sont présentés dans un accrochage white cube typique du musée d’art contemporain, donnant peu voire pas d’explication.
L’exposition ne craint pas de déconcerter parfois en raison de sa structure, et les risques pris sont récompensés. Conçue avec le soutien des gardiens traditionnels de la Loi et des savoirs aborigènes sur l’histoire des Sept Sœurs, elle ouvre la voie à de nouvelles perspectives tant scénographiques que muséologiques.
“Barvalo” au Mucem, Marseille
Dès la première salle de “Barvalo. Roms, Sinti, Manouches, Gitans, Voyageurs…” (10 mai au 4 septembre 2023), les visiteuses et les visiteurs sont accueillis par quatre personnes romani aux profils variés, s’exprimant sur de larges écrans. La suite de l’exposition, qui couvre l’histoire et la diversité des populations romani (Roms, Sinti, Manouches, Gitans, gens du voyage/Voyageurs) en Europe, est rythmée par leurs interventions et permet d’aborder les différentes facettes de l’anti-tsiganisme en France et en Europe à travers 200 œuvres et documents.
L’un des points forts est l’installation “Le musée du Gadjo”. L’artiste Gabi Jimenez y renverse le regard : les gadjo, populations extérieures à la communauté romani (ou “gens du sur-place” comme le dit William Acker avec humour), sont observés du point de vue faussement scientifique de la gadjologie. Détournant les codes du musée de société, l’installation pointe l’absurdité de l’essentialisation à grand renfort de généralisations abusives, de reconstitutions d’intérieur et autres vitrines fourre-tout couvrant les classiques de l’ethnologie : origines anthropologiques, rites de naissance, mariage, famille, objets du quotidien, rites funéraires.
Après avoir déjà fonctionné de la sorte lors de “VIH/sida, l’épidémie n’est pas finie” en 2022, le Mucem a de nouveau choisi de s’entourer d’un comité consultatif composé de 19 expertes et experts dont plusieurs issus des communautés concernées, qui ont assisté les trois co-commissaires. Il en résulte une exposition incarnée, démontrant qu’il est possible d’associer rigueur scientifique et propos ancré dans une réalité sociale et historique, le tout non sans humour.
C’est tout pour aujourd’hui.
Merci à Marie-Charlotte Franco pour sa disponibilité et ses écrits sur la démarche du Musée McCord-Stewart.
La botte de Champollion devrait revenir dans deux semaines pour un nouveau numéro consacré à l’actualité. Pourquoi le conditionnel ? Parce que je pars la semaine prochaine dans le Pacifique, d’abord en Australie pour visiter des musées et faire quelques interviews puis à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie, pour participer au colloque Patrimoines insulaires. Je vous raconterai, promis.
Sébastien Magro