#8 | Des plumes et des perles contre la violence
Héritage colonial et décolonisation des musées, en France et dans le monde
Au sommaire de ce numéro de La botte de Champollion, je vous propose de découvrir l’entretien que m’a accordé Steve Bourget, responsable des collections Amériques et commissaire de l’exposition “Black Indians de La Nouvelle-Orléans” encore à l’affiche pour quelques jours au musée du quai Branly - Jacques Chirac, à Paris.
Présentée dans la vaste Galerie Jardin du musée, l'exposition s’ouvre sur un rappel du contexte historique et économique qui a donné naissance aux costumes portés par les Black Indians lors du carnaval africain-américain de La Nouvelle-Orléans. Les porosités entre les cultures des populations autochtones et africaines-américaines y également évoquées. Cette approche pédagogique et transversale tranche avec le passé du musée, habitué à des traitement plus esthétisants (je pense à notamment à “Indiens des Plaines” en 2014). Preuve en est : dans son texte d'introduction au catalogue, Emmanuel Kasarhérou, actuel président du quai Branly, indique que la “mise en perspective historique et anthropologique s'imposait” et qu'elle permet de “s'éloigner d'un regard folklorique”.
Pouvez-vous revenir sur le contexte de création de l’exposition ?
J'ai rencontré des membres des Black Indians lors d'un convoiement d'œuvres à La Nouvelle-Orléans il y a quatre ans. Le musée du quai Branly avait déjà acquis une série de photographies de l'artiste français Charles Fréger sur ces costumes de carnaval, et je me suis engagé dans la collecte d'un échantillon représentatif de cette tradition. De fil en aiguille est née l'idée d'en faire une exposition sur une surface importante. Nous avions de la matière, et il y avait vraiment quelque chose à raconter. Là-dessus est arrivé le Covid et les premiers confinements, ce qui nous a obligé à piloter le projet à distance pendant près de deux ans avant de pouvoir finalement concrétiser l'exposition à Paris.
En quelques mots, quel est son propos général ?
L'exposition tente de répondre aux questions “Pourquoi les Black Indians ? Qu'est-ce que cette pratique carnavalesque et comment est-elle apparue à la fin du XIXᵉ siècle ?”. En travaillant avec le comité qui réunit une dizaine de personnes de La Nouvelle-Orléans, toutes spécialistes de la question et avec lesquelles j'ai collaboré pour faire la genèse de cette histoire, je me suis aperçu que le plus simple, c'était encore de remonter le temps, au début du peuplement du continent américain, avec les autochtones, les populations en provenance d'Afrique, puis les Africaines-Américaines et les Africains-Américains. L'exposition est structurée en six jalons, à travers lesquels j'ai choisi de raconter une quarantaine de “petites histoires” qui, à mon sens, permettent de comprendre l'histoire des Black Indians.
Comment avez-vous travaillé avec la commissaire associée Kim Vaz-Deville et les communautés de La Nouvelle-Orléans ? Comment avez-vous identifié vos interlocutrices et vos interlocuteurs ?
Kim Vaz-Deville est professeure à l'Université Xavier de La Nouvelle-Orléans. Elle avait publié sur les costumes de Baby Dolls pour Mardi Gras et, alors que je commençais à travailler sur l'exposition, j'ai appris qu'elle préparait elle-même un projet pour le Louisiana State Museum sur les influences africaines dans la tradition des Black Indians. Je l'ai contactée, et je lui ai proposé de reprendre cette exposition. Nous avons intégré les éléments qui rentraient dans notre propos, ce qui a constitué la base de l'exposition du quai Branly.
Ensuite, j'ai invité plusieurs membres de la communauté africaine-américaine de La Nouvelle-Orléans, qui sont des figures de proue dans le domaine : des big chiefs se sont joints au projet, dont Victor Harris et Bruce “Sunpie” Barnes. Et puis au fil du temps, nous avons ajouté des photographes, des artistes comme Elenora (Rukiya) Brown, et des personnes qui travaillent dans le secteur associatif local. Nous avons ainsi créée une équipe de spécialistes pour nous assurer que nous étions sur la bonne voie. Ici, à Paris, j'ai sollicité des universitaires comme l'historienne Cécile Vidal de l'EHESS, qui travaille sur l'esclavage en Louisiane, et l'ethnologue Sarah Le Menestrel du CNRS, qui est une spécialiste du monde créole. Ce groupe a servi à la fois de comité scientifique et de comité de pilotage pour l'exposition mais également pour les autres activités proposées : un colloque, des spectacles, des projections de documentaires, une playlist de musique, des livres disponibles au salon de lecture du musée, etc.
Compte-tenu du contexte sanitaire, nous avons régulièrement “zoomé”, alors qu'en temps normal j'y serais allé 3 ou 4 fois dans le cadre de la préparation. Le Covid a également eu un impact sur les coûts des frais aériens, qui ont doublé en deux ans. Il a fallu adapter la liste d'œuvres en conséquence, ce qui explique en partie la présence de reproductions en remplacement de prêts initialement prévus avec des musées de New York, de Washington ou avec le British Museum, à Londres. Au final, l'exposition montre quand même près de 30 costumes venus spécialement de La Nouvelle-Orléans.
Dans l'exposition, vous abordez frontalement la colonisation de l'Amérique du Nord par les nations européennes, France et Angleterre en tête, ainsi que l'enrichissement de ces pays par le biais du commerce triangulaire. De manière générale, le ton et l'approche tranchent avec des expositions passées du musée. Comment expliquez-vous cette évolution dans l'offre du quai Branly ?
Tous les textes ont été relus et retravaillés avec mes collègues de La Nouvelle-Orléans, mais je me dois d'assumer la responsabilité du propos. On m'a reproché d'avoir un biais : eh bien oui, et je l'assume ! Il est tout à fait clair : je raconte l'histoire de la population africaine-américaine de la Louisiane, telle qu'elle s'est déroulée. Dès les premières discussions avec les membres du comité de pilotage, la question de la violence est régulièrement revenue au centre de nos échanges, une violence exercée sur le corps et ce, aussi bien par le passé avec l'esclavage, que dans l'Amérique contemporaine avec les meurtres de personnes noires comme George Floyd en 2020. Il ne faut pas oublier ça, sans quoi on évacue la réalité des faits.
D'un autre côté, l'exposition pose une série de questions : qu'est-ce qui se passe quand des populations venant d'Afrique, parlant 8 à 10 langues différentes, et des autochtones venant des 5 ou 6 groupes différents sur le territoire de la Louisiane, se retrouvent esclavisées dans des fermes de la région ? Comment s'organisent ces personnes pour reconstruire un semblant de vie structurée ? Quelles sont les logiques de leurs cultures ? C'est pourquoi j'ai décidé que la violence et la résilience seraient les deux lignes de force de l'exposition, et du catalogue également. Il s'agit de montrer comment ces personnes se sont reconstruit des outils culturels, malgré la violence et les conditions d'oppressions qu'elles ont connu, et qu'elles connaissent encore.
Enfin, il me semblait important de rappeler que le racisme ne se passe pas uniquement au niveau interpersonnel, mais qu'il est structurel. C'est pourquoi nous avons inséré des œuvres de Philipp Guston qui dénonce l'antisémitisme, ou de Vincent Valdès, mexicano-américain, qui témoigne du racisme dont la population latina fait l'objet. Tout comme avant elles, les Irlandaises et les Irlandais l'ont subi dans les 1910-1920, puis les Italiennes et les Italiens parce qu'ils étaient catholiques. Aux États-Unis, comme dans d'autres sociétés qui ont de grandes structures hégémoniques, le racisme est systémique.
“J'ai décidé que la violence et la résilience seraient les deux lignes de force de l'exposition, et du catalogue également. Il s'agit de montrer comment ces personnes se sont reconstruit des outils culturels, malgré la violence et les conditions d'oppressions qu'elles ont connu, et qu'elles connaissent encore.” - Steve Bourget, responsable des collections Amériques au quai Branly
Dans l'exposition figure un tableau d'Élisabeth Vigée-Lebrun représentant Marie-Antoinette, qui est un peu surprenant vu la thématique... Pouvez-vous expliquer ce choix ?
En posant dans une robe en coton, Marie-Antoinette lance une tendance, au moment où le commerce de ce textile se développe en Europe. Après avoir fait l'objet d'une vive opposition de la part des producteurs de laine (majoritaire dans le vêtement à cette époque), le coton va la remplacer, en s'imposant comme le tissu de choix au point qu'on l'appelle King Cotton. Ce tableau montre donc comment, à la fin du XVIIIe siècle, la mode du coton va participer au développement du commerce des esclaves : le sort d'individus dans un pays peut être intimement lié aux marchés extérieurs. Je voulais que les publics comprennent à quel point des décisions prises à des milliers kilomètres ont eu un impact direct sur les esclaves en Louisiane.
Au centre de l'exposition se trouve un dispositif associant un jeu de panneaux avec des textes illustrés de visuels, et une projection sur grand écran. Que dit cette installation ?
C'est un petit cours d'histoire en accéléré ! Ces panneaux permettent de montrer, à travers la signature de quatre traités, la transition entre le régime français catholique,et le régime américain anglo-saxon et protestant. La Guerre de Sept Ans, qui a opposé les armées françaises et britanniques sur le sol français de 1756 à 1763, a eu des influences directes sur toute l'Amérique du Nord, et a abouti à la désintégration des velléités impériales de la France. C'est ce qui va amener la naissance des États-Unis d'Amériques, mais également permettre à la couronne britannique de devenir la puissance impériale qu'elle a été au XIXᵉ siècle. Sans trop entrer dans les détails, ce changement de régime a des implications énormes pour les populations africaines-américaines, dans l'attitude face à l'individu, à l'esclave, à la race. Il me semble que si la France avait perduré en Amérique du Nord, la société américaine serait beaucoup plus pluralisée aujourd'hui.
La section sur l'ouragan Katrina, dans l'avant-dernière partie de l'exposition, est très politique. Là aussi, la scénographie est très travaillée pour restituer le choc de cet événement, dont vous dites qu'il est "autant météorologique que socio-culturel". Comment avez-vous travaillé sur cet accrochage ?
Sur le plan personnel, il faut savoir qu'en 2005 au moment du passage de Katrina, je vivais aux États-Unis, et j'enseignais à l'Université du Texas à Austin, où je suis resté dix ans. Mon épouse à l'époque travaillait aux services sociaux de l'université, où elle avait monté un vaste programme d'aide aux personnes affectées par l'ouragan, principalement africaines-américaines. Donc je connaissais déjà l'impact de Katrina à La Nouvelle-Orléans, mais en travaillant sur l'exposition, j'ai été marqué par l'expression utilisée par les gens du comité de pilotage : “Katrina nous a cassé les jambes”. Plus de quinze ans plus tard, toute la communauté de Mardi Gras, dont les Black Indians, continuaient à reconstruire. Au-delà de la catastrophe environnementale, il s'agit d'un désastre social et culturel, aux raisons structurelles liées à la nature même des états américains. Mais la réponse de la population africaine-américaine a été extraordinaire : après le passage de l'ouragan, le big chief Victor Harris, qui est membre du comité de pilotage de l'exposition, a lancé un appel aux Black Indians, leur demandant de se remettre au travail au plus vite, et d'être prêt pour parader en 2006. Ceci montre non seulement cette capacité de se reconstruire - la résilience dont on parlait plus tôt -, mais aussi la place des traditions musicales et carnavalesques dans l'identité africaine-américaine.
Plus généralement, je dirais qu'on ne peut pas être absolument neutre, c'est impossible, car on ne vit pas en dehors de sa culture et on est toujours influencé par ce qui se passe autour de nous. Quand on produit une exposition, on choisit un angle. C'est pourquoi il est indispensable d'être honnête, et de dire les choses.
Justement, puisque que vous évoquez un point de vue situé : vous êtes franco-québécois, vous avez travaillé sur un pan de l'histoire commune qui unit la France, les États-Unis et dans une moindre mesure, l'Angleterre et le Canada, vous parlez même dans le catalogue d'un “empire colonial fleurdelisé”. En quoi ce point de vue a-t-il influencé votre travail ?
Je suis aussi naturalisé américain, et ça a été important pour mes interlocutrices et mes interlocuteurs à La Nouvelle-Orléans, qu'ils sachent que j'ai vécu au Texas, et que j'assume aussi les présidents qu'on a eu. C'est important parce que je n'ai pas un regard complètement extérieur à leur situation, comme un entomologiste qui viendrait piquer des papillons dans une petite boîte.
D'un autre côté, j'ai une formation d'archéologue, principalement acquise au Québec, donc je connais bien l'histoire de l'Amérique du Nord. En arrivant en Europe, d'abord en Suisse puis en France, je me suis aperçu que les Françaises et les Français n'ont “pas encore découvert l'Amérique”, pour le dire avec humour ! Ici, les gens ont généralement peu de connaissances sur cette histoire commune, et c'est dommage car il y a des choses extraordinaires : par exemple, les Canadiennes-Françaises et les Canadiens-Français se sont rendus jusqu'en Colombie-Britannique (NDLR : province située sur la façade pacifique du Canada), ou encore le premier maire de Los Angeles était un Canadien-Français de Montréal. D'une certaine manière, on dirait que la Guerre de Sept ans, quand la France s'est largement retirée de la région, puis la vente de la Louisiane aux États-Unis en 1803, ont scellé le regard que la France porte sur l'Amérique du Nord. Ces événements ont eu un impact conséquent sur la manière dont vous racontez votre histoire, alors que cette période est très structurante. Je lis beaucoup sur la colonisation ces derniers temps, et je dois dire que la manière dont la France a colonisé l'Amérique du Nord est très spécifique et différente de bien d'autres régions. Ça vaudrait la peine de montrer ça davantage, notamment à quel point les relations avec les autochtones étaient différentes, et pourquoi elles l'étaient. Tout n'est pas tout blanc ou tout noir, l'histoire est beaucoup plus complexe, et elle est toujours plus compliquée que ce qu'on veut bien retenir.
Exposition ouverte jusqu’au 15 janvier 2023.