#21 | J'étais au premier colloque de muséologie en Nouvelle-Calédonie
Professionnel·les des musées et universitaires du secteur patrimonial se sont réuni·es pour la première fois à Nouméa.
Pour ce dernier numéro de LBDC en 2023, je vous propose de revenir sur le colloque “Patrimoines insulaires” qui s’est tenu à Nouméa et ailleurs en Nouvelle-Calédonie du 16 au 21 octobre dernier. À l’initiative de l’Association des Musées et Établissements Patrimoniaux de Nouvelle-Calédonie (AMEP-NC), du comité de l’ICOM pour la muséologie (ICOFOM) et de l’Université de Nouvelle-Calédonie, le comité scientifique m’a invité à intervenir en tant que keynote speaker. J’ai choisi de partager avec vous quelques observations sur mes visites et quelques réflexions suite à ces rencontres.
Avant de débuter, un petit mot pour vous remercier pour vos retours enthousiastes, vos commentaires éclairés et parfois critiques, tout au long de l’année qui s’achève. Nombreuses sont les lectrices et les lecteurs à me signaler des informations venant de la programmation de leurs institutions ou de leur veille, et je vous en suis très reconnaissant.
Vous êtes près de 1 100 personnes abonnées, avec un taux d’ouverture moyen de 58% et une moyenne de 1 252 vues par numéro. À l’heure actuelle, j’effectue ce travail bénévolement, en marge d’autres activités rémunératrices, et je ne peux plus fonctionner de la sorte. En 2024, je dévoilerai une offre structurée de conférences, de formation et de conseil éditorial autour du rôle social des musées, avec pour axe principal l’héritage colonial et esclavagiste des institutions patrimoniales. En attendant, vous pouvez toujours me donner un coup de pouce sur Stripe, ou me contacter pour toute opportunité de mécénat ou de sponsoring.
Au programme
Trois jours d’échanges à l’Université de Nouvelle-Calédonie, puis trois jours de visites dans les Provinces
Le colloque s’est ouvert par trois jours de conférence à l’Université de Nouvelle-Calédonie. Il est difficile de résumer ici l’intégralité des présentations, d’autant que le colloque fera l’objet d’actes qui viendront prolonger les échanges, mais je dois dire que j’ai été marqué par les interventions des deux autres keynote speakers invité·es à mes côtés. L’anthropologue Tarisi Vunidilo (California State University) a souligné l’importance des peuples du Pacifique dans l’écriture de leur propre histoire, faisant plusieurs fois référence à la phrase de l’écrivain Epeli Hau’ofa traduite ci-dessous. Au terme de décolonisation, elle préfère le mot indigenization, qu’on peut traduire par “autochtonisation” et sur lequel je reviens dans mes observations plus loin. Le muséologue Yves Bergeron (UQÀM), lui, a proposé un inventaire des mythes fondateurs de l’institution muséale de part et d’autre de l’Atlantique, dressant un parallèle entre la Nouvelle-Calédonie, archipel d’îles dans le vaste océane Pacifique et le Québec, îlot de francophonie dans une Amérique du Nord très majoritairement anglophone. Pour un compte-rendu des autres interventions, je vous suggère l’article de Marion Bertin pour Casoar.
“Qu’on ne nous définisse pas par la petite taille de nos îles, mais par la grandeur de notre océan. Nous sommes la mer, nous sommes l’océan. L’Océanie, c’est nous.” - Epeli Hau’ofa
Après les trois jours à l’université, la délégation a pris la route pour aller à la rencontre des représentantes et des représentants des trois provinces qui composent l’archipel. Plusieurs institutions patrimoniales sont basées en Province Sud, dans et autour de Nouméa. Le site historique de l’île Nou présente un accrochage permanent, récemment dévoilé, qui couvre l’histoire du bagne à travers une saisissante installation audiovisuelle et de nombreux objets et documents. On y découvre comment l’héritage pénitentiaire, intimement lié à l’histoire de l’archipel, a façonné les imaginaires qui entourent la Nouvelle-Calédonie et combien, aujourd’hui encore, il continue de constituer une douloureuse mémoire pour la population.
Le Musée de la Ville de Nouméa emploie 10 agentes et agents permanents et occupe les locaux de la première banque de Nouvelle-Calédonie, l’un des plus anciens bâtiments de l’île, construit au milieu des années 1870. Depuis 1996, le musée propose une programmation d’expositions semi-temporaires, à partir de ses collections, qui documentent la vie quotidienne calédonienne depuis le 19e siècle et l’administration pénitentiaire. Elles comprennent aussi une large collections de cartes postales et des objets liés aux deux guerres mondiales. Nouméa dispose également d’un Musée de la Seconde Guerre Mondiale, que je n’ai pas visité, et qui raconte les importants bouleversements sociaux et urbains dans l’archipel à cette période.
Le Musée Maritime de Nouvelle-Calédonie est un petit musée née de la fusion des collections de deux associations. Installé dans son bâtiment actuel depuis 1994, il emploie 7 personnes en permanence et accueille des collections archéologiques sous-marines, couvrant principalement l’époque moderne et contemporaine. La muséographie date de 2013, et l’un de ses joyaux est l’impressionnante collection La Pérouse, du nom de l’explorateur français dont l’épave du bateau a disparu au large des Îles Salomon en 1788.
J’ai eu la chance de visiter le chantier du Musée de Nouvelle-Calédonie, guidé par Marianne Tissandier, responsable des collections du musée et présidente de l’AMEP. Les travaux sont encore prévus pour durer au minium deux ans. J’ai pris beaucoup de photos mais aucune note, mais j’en retiens que le musée garde à la fois une part de son ancien bâtiment, et s’enrichit de quatre espaces ainsi que d’un jardin, symbole de la continuité entre patrimoine culturel et patrimoine naturel dans les cultures kanaks. Ces nouveaux aménagements lui permettront d’étendre son parcours aux collections du Pacifique, et d’inscrire la Nouvelle-Calédonie dans l’espace océanien. En attendant la réouverture, le musée propose une exposition temporaire visible au Centre Culturel Tjibaou, divisée en deux parties : “Renaissance du Musée de la Nouvelle-Calédonie” pour le projet architectural et “Cêmû kârâ nyûûwâ, symbole de l’Esprit” pour le projet culturel et scientifique. Pour en savoir plus, je vous suggère l’intervention de Marianne Tissandier et Frédéric Daver lors du colloque.
À Koné, en Province Nord et à Maré, l’une des îles Loyauté qui constituent la Province des Îles, nous avons rencontré des représentantes et représentants du secteur culturel, en grande majorité Kanak. J’ai été très touché par la générosité de l’accueil qui nous a été réservé par nos hôtes (le taro, les coco fraîches, les figues sauvages 😍). J’ai également été très ému de pouvoir visiter certains des sites archéologiques uniques, dont les plages où les premières populations austronésiennes sont arrivées sur la Grande Terre, l’île principale de l’archipel.
Quelques observations…
Suite au colloque, je partage avec vous trois observations.
Dans le Pacifique, les restitutions ne posent pas problème
L’ensemble des institutions confrontées à la question et présentes à Nouméa se sont dites favorables à rendre des objets. Récemment, j’ai assisté à une conférence de la Société des Africanistes. Au moment des échanges avec le public, une des participantes, qui s’exprimait depuis l’Afrique, a ouvert sa question en indiquant la même chose : il ne s’agit pas de savoir s’il faut rendre ou pas les objets, mais quand et comment. Elle a ajouté que ce que les pays africains feraient des collections ne concernent pas/plus les pays européens.
De fait, la question des restitutions se formule différemment en fonction des régions où elle se pose et de leurs histoires : en France et, plus largement en Europe, on rend des objets à des pays souvent anciennement colonisés, situés principalement en Afrique et en Océanie. Il s’agit donc de relation d’État à État. Mais en Amérique du Nord et dans le Pacifique, on rend régulièrement des objets à l’intérieur du pays : ce sont des institutions patrimoniales qui rendent des pièces aux représentantes et aux représentants de populations autochtones - Premières nations, Aborigènes, Māoris, etc.
Le concept de musée ne fait pas l’unanimité dans le Pacifique
Plus que jamais, le musée n’a rien d’universel. Certaines populations océaniennes le rejettent, car elles le considèrent comme ethnocentré, ancré dans l’Histoire et les valeurs européennes, mais inadapté à leur aire culturelle1. C’est ce qui explique que le format du centre culturel soit populaire en Nouvelle-Calédonie, et notamment dans les établissements patrimoniaux créés et/ou administrés par des Kanaks. Le musée à l’européenne, dans lequel les collections sont mises sous verre ou stockées dans des caisses, coupe les objets de leur continuum spirituel et culturel.
Là encore, je vous renvoie au compte-rendu de Marion Bertin pour Casoar mentionné plus haut. Elle y rappelle que dans le mode de pensée océanien, la culture est envisagée dans toute sa complexité et que, lorsqu’ils sont séparés du patrimoine immatériel qui les accompagne (langues, récits, dimensions sacrées voire secrètes, etc), les objets sont rendus proprement inertes. C’est d’autant plus prégnant quand on observe le dynamisme de la production contemporaine calédonienne : je pense à la sculpture, au chant et à la danse, notamment.
Décolonisation ou autochtonisation ?
Là encore, il s’agit d’une question de point du vue : décoloniser un musée, c’est le dépouiller de son héritage colonial avec comme point de départ la définition de cette institution dans sa perspective européenne/occidentale. Il s’agit de lutter contre les dynamiques de pouvoir qui perdurent et conditionnent la production des savoirs, les relations humaines, les échanges culturels et commerciaux. Mais autochtoniser un musée, c’est réinjecter la pensée, la culture et les sciences autochtones dans les pratiques muséales, comme le montre la démarche du Musée McCord-Stewart de Montréal (cf LBDC n°19). C’est penser la collecte, l’étude et la valorisation des collections depuis un point de vue venant des populations d’origine.
Cette distinction a été au cœur des discussions, notamment dans les échanges avec la délégation à la culture de la Province Nord, et je remercie chaleureusement Emmanuel Tjibaou de l’avoir soulevée dès la première journée du colloque.
Et La botte de Champollion dans cette histoire ?
Pourquoi donc ai-je été invité à ce colloque, au milieu de professionnel·les de musées et d’universitaires ? Le travail de veille et de réflexion sur le rôle social des musées que j’effectue a été remarqué par le comité scientifique du colloque, qui m’a demandé d’intervenir à deux titres. J’ai donné une conférence sur la décolonisation des musées, et j’ai animé un atelier sur la prise en compte des publics et des collections queer/LGBTIA+.
Vers un musée décolonisé ? Trois pistes de réflexions pour la décolonisation des institutions patrimoniales
Dans la conférence, j’ai proposé trois pistes de réflexion sur ce que pourrait être un musée sur la voie de la décolonisation : un musée réflexif, un musée décentré du regard européen/occidental et le musée d’une expérience située. Si vous êtes une lectrice ou un lecteur régulier de cette infolettre, rien de tout cela ne devrait vous surprendre. Mais cette conférence a été une occasion pour moi de mettre à plat le travail effectué au cours de l’année écoulée, et de confronter mes hypothèses à un public de professionnel·les de la muséologie. J’ai présenté cette conférence à trois reprises, devant des publics différents : dans une perspective accessible sans connaissance du secteur au Centre Culturel Tjibaou, à l’attention des participantes et des participants au colloque à l’Université de Nouvelle-Calédonie et, enfin, à l’attention de nos hôtes de la Province Nord à Koné.
Lors de l’atelier, j’ai brièvement introduit quelques notions théoriques et rappels de définitions avant de présenter une sélection d’initiatives associant les publics queer/LGBTIA+ dans les musées en France et dans le monde. En binôme avec Pétélo Tuilalo, chargé des collections d’art contemporain au Centre Culturel Tjibaou, je me suis efforcé de créer de l’échange avec les participantes et les participants au colloque, en sortant du format conférence, pour que la parole circule.
Merci infiniment à Marianne Tissandier et Pétélo Tuilalo pour l'AMEP-NC, Marion Bertin pour l'ICOFOM et Louis Lagarde pour l’Université de la Nouvelle-Calédonie. En plus d’échanges stimulants lors du colloque, leur invitation m’a permis de me familiariser avec le secteur culturel de la Nouvelle-Calédonie. J’ai également profité de ce voyage pour faire un détour par Sydney et Melbourne en Australie, j’y reviendrai dans de prochains articles, ici et ailleurs.
C’est tout pour aujourd’hui, bonnes fêtes à toutes et à tous !
La botte de Champollion revient en début d’année avec un numéro consacré à l’actualité de l’héritage colonial et esclavagiste des musées.
Sébastien Magro
Voir à ce propos l’intervention d’Emmanuel Kasarhérou dans “Le sens de l’objet”, p.49, ICOM France, avril 2020.