#15 | Le passé esclavagiste de la Catalogne, un nouveau regard sur les restitutions et l'obsolescence des musées
Actualités de la décolonisation des musées, de leur héritage colonial et esclavagiste, en France et dans le monde
Après une brève interruption due à ma charge de travail, retour à une programmation (presque) normale. Au sommaire de ce numéro : la Catalogne revient sur son passé esclavagiste, un directeur de musée nigérien appelle à changer le storytelling des restitutions, un chercheur se demande si la forme du musée est obsolète, et d’autres actualités.
Revue de presse
Réparations. Dans un documentaire diffusé en février dernier à la télévision publique, la Catalogne à s’interroge sur son passé esclavagiste, révèle un article du Guardian. Le gouvernement de la communauté autonome a annoncé que la région devait affronter son passé raciste. Compagnies maritimes et industries catalanes ont profité de la traite transatlantique, après l’abolition de l’esclavage par Royaume-Uni en 1807, alors que l’Espagne prenait le relais dans les Caraïbes. L’article donne la parole à des universitaires, une députée et Ténzul Zamora, activiste afro-descendante de Barcelone. Celle-ci conclut : “Quand on parle de réparations, les gens pensent souvent à l’argent mais il s’agit plutôt de faire évoluer la société, sinon tous ces discours sur l’égalité ne sont qu’une couche de vernis.”
Muséologie. Professeur d’archéologie contemporaine à l’Université d’Oxford et auteur de The Brutish Museum, Dan Hicks pose la question Les musées sont-ils obsolètes ? dans un long et passionnant article de The Architectural Review. Pour lui, la question n’est plus que Peut-on collecter d’autre ? mais Qu’est-ce qui sera rendu ? Quand, comment et pourquoi ? Il appelle à envisager les restitutions non comme une occasion ponctuelle d’autocélébration, après laquelle “on passe à autre chose” mais plutôt comme un processus au long cours, nécessitant de démonter les structures d’oppression, d’exclusion et de spoliation dont nous avons hérité du passé colonial. Il indique que les restitutions peuvent être l’occasion de collaborations entre les agentes et les agents de musée en Europe et Amérique avec leurs collègues des musées receveurs et avec les communautés ressources, débouchant sur des nouvelles pratiques de collecte plus équitables. En réponse à la question provocatrice du titre, Dan Hicks répond que nous n’avons jamais eu autant besoin de “musées des cultures du monde” qu’aujourd’hui. Mais l’utopie du “musée universel” a échoué et de nouvelles parties prenantes (publics, communautés locales, et mêmes des conservateurs et conservatrices) imaginent actuellement des musées dans lesquels rien n’a été volé. Et cette fois, ce sont les professionnelles et les professionnels des institutions africaines qui sont à la tête du mouvement.
Bronzes. Dans une tribune publiée dans The Arts Newspaper, Phillip Ihenacho, directeur du Edo Museum of West African Art du Nigeria (voir LBDC n°11) souhaite faire évoluer le récit des restitutions d’œuvres fait dans la majorité de la presse occidentale. Il dénonce les belles photos et riches interviews de commissaires occidentaux accompagnés de mots de reconnaissance de représentants nigériens, quand le retour au Nigeria est souvent qualifié, lui, de “fiasco” voire de “chaos”. Pour Philip Ihenacho, ce deux poids, deux mesures devrait faire place à un traitement plus nuancé, dans lequel la presse doit rendre compte de la complexité de la situation du pays. Il indique que le développement du secteur culturel est l’une des priorités du Nigeria, dans la perspective d’éduquer et d’inspirer une population très jeune (70% a moins de 30 ans). Il appelle l’Afrique à se profiter des restitutions pour créer des opportunités, des réseaux et des compétences professionnelles pour les jeunes africaines et africains, et non uniquement comme une manière, pour l’Occident, de racheter ses fautes passées.
Genève. Dans une interview accordée à The Art Newspaper (en français), Carine Ayélé Durand, directrice récemment confirmée à la tête du MEG, évoque le retrait de restes humains et d’autres objets, plus exposés en raison de leur caractère sacré. Dans les vitrines où des pièces ont été retirées, des cartels ont été installés pour expliquer la démarche aux publics. Le MEG se dit prêt à étudier toute demande de restitution, notamment du patrimoine africain, mais peu de demandes lui sont parvenues et, à ce jour, une tête māori et un hochet haudenosaunee (voir LBDC n°14) ont été restitués. Carine Ayélé Durand revient sur la volonté de son prédécesseur Boris Wastiau de changer le nom du musée, et assume le terme “ethnographie”. Enfin, elle plaide pour un musée comme lieu de mieux-être pour toutes les communautés.
“La restitution est un moyen de créer, ensemble, de nouvelles relations, d’aborder des questions du passé qui ne sont pas passées, sans oublier ni occulter l’histoire. Elle n’est ni un caprice ni une mode, mais une action essentielle et nécessaire pour rétablir un lien rompu.” — Carine Ayélé Durand, directrice du Musée d’Ethnographie de Genève
Rencontres et conférences
Dites “postcolonial”. Samedi 10 juin (oui, c’est demain), de 14h30 à 16h, atelier “Pratiques et discours postcoloniaux dans les musées” avec Marion Bertin et Audrey Doyen, dans le cadre du Festival de la Muséologie, au campus Nation de l’Université Sorbonne Nouvelle. On s’y retrouve ?
Dites les termes. Du mercredi 14 au vendredi 16 juin prochain, l’INHA organise le colloque “Collections premières”. Aux débuts des objets d’Afrique dans les musées occidentaux, pour évoquer l’histoire de la catégorie “arts premiers”. Si la plupart des musées semblent y avoir renoncé, c’est loin d’être le cas du marché.
Dites “cheese”. En écho à l’exposition “Ouvrir l’album du monde (1842-1911)”, le musée du quai Branly accueille le colloque Photo-monde les 15 et 16 juin prochain. Au programme : chercheuses et chercheuses, historiennes et historiens, conservatrices et conservateurs réunis autour “d’une histoire des débuts de la photographie, décentrée et polyphonique”.
Et aussi
Réouverture. Le nouveau parcours du Musée national de l’histoire de l’immigration sera dévoilé le samedi 17 juin, après 3 ans de travaux. On en reparle quand je l’aurai visité ?
Podcast et post-visite. Je n’ai pas eu l’occasion d’expérimenter l’installation Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin au Centre Pompidou, mais il est toujours possible d’écouter le podcast. Tania de Montaigne, Stéphane Foenkinos et Pierre-Alain Giraud y racontent l’écriture de l’ouvrage sur lequel est basé le dispositif, et la production du dispositif lui-même.
C’est tout pour aujourd’hui. La botte de Champollion revient dans deux semaines, je vous proposerai une synthèse de mes visites récentes à New York et Washington (en couverture de ce numéro, le Brooklyn Museum).
Sébastien Magro