#14 | La Suisse face à son héritage colonial
Comment faire un aussi bon chocolat sans avoir jamais possédé de colonies ?
En dépit de son image de neutralité, la Suisse a un passé colonial et esclavagiste qu’elle peine à regarder en face. Si le pays n’a jamais eu d’empire colonial, des Suissesses et des Suisses ont profité, à titre individuel, de la colonisation “par leur engagement dans des corps armés, diplomatiques et commerçants de puissances coloniales européennes, ainsi que dans des missions d’évangélisation” comme le rappelle le guide pratique sur les recherches de provenance mentionné plus bas. Dans ce numéro spécial, je vous propose de plonger dans cet héritage à travers une sélection de ressources issues de ma veille récente.
Au programme
Un épisode de podcast pour comprendre le racisme anti-noir en Suisse
Plusieurs projets sur la décolonisation dans la ville de Neuchâtel
Racisme anti-noir en Suisse
En octobre 2022, Rokhaya Diallo et Grace Ly, consacrent un numéro de leur podcast Kiffe ta race à l’héritage colonial de la Suisse. Elles discutent du racisme dont les personnes noires font l’objet en Suisse romande en compagnie de Cédric Djedje, comédien, Safi Martin-Yé, comédienne et Noémi Michel, chercheuse et militante afro-féministe. Le constat est sans appel : tout comme en France, l’intérêt pour le racisme aux États-Unis dispense de regarder la situation en Suisse.
En juin 2020, un collectif réunissant plus de 60 artistes, travailleuses et travailleurs culturels noirs (dont les trois personnes invitées) adresse une lettre ouverte à 76 institutions helvétiques du secteur. Pourquoi ces 76-là ? Parce qu’elles avaient participé au Black Out Tuesday, à la suite des mobilisations Black Lives Matter. Pour dépasser l’engagement de façade, la lettre interpelle ces institutions à propos de leurs pratiques en terme de programmation, d’organisation et de gouvernance, et demande la mise en place d’actions effectives pour lutter contre le racisme.
Un an après, n’ayant reçu que 3 réponses, le collectif adresse une seconde lettre aux mêmes institutions. Dans celle-ci, les artistes observent que les lieux d’art et de culture sont nombreux à avoir intégré la race ou le racisme dans leur programmation, mais sans nécessairement faire appel aux personnes concernées, et quand c’est le cas, le risque de tokenisme n’est jamais loin. Plus grave encore, le collectif déplore que plusieurs de ses membres aient fait l’objet de pression, d’intimidation et de diffamation après avoir signé le premier manifeste.
Je vous recommande la lecture de ceux textes, car ils déploient les enjeux : la persistance des dynamiques racistes, les effets d’annonces peu suivies d’effet et l’opportunisme de certaines institutions. Mais, sur une note plus positive, ces lettres font émerger de réelles pistes d’amélioration pour le secteur : donner aux personnes noires des rôles dans des programmations dont le sujet n’est pas la race ou le racisme, mettre en place de la formation, des outils de suivi et d’évaluation du racisme à l’interne, privilégier la notion d’équité à celle d’égalité, etc.
Musée d’ethnographie de Genève (MEG)
Sur son blog Museum Geographies, la chercheuse et consultante en médiation Carol Ann Dixon revient sur sa visite du Musée d’ethnographie de Genève (MEG), en décembre 2022. Elle regrette la proéminence du concept d’“Autre” et l’absence manifeste de personnes concernées dans la production des contenus de l’accrochage permanent Les archives de la diversité humaine. La chercheuse aimerait voir des prêts de musées africains, accompagnés de textes co-produits avec des personnes issues des cultures représentées, dans la perspective d’un partage de connaissances polyphonique, plutôt que l’habituel “goût pour l’exotisme” rabâché à longueur de cartels. Elle critique le choix d’une table de dîner dans la scénographie, au début du parcours, censé symboliser naïvement les échanges interculturels, mais qui illustre au contraire le consumérisme et la marchandisation de la différence, telle que décrit par bell hooks dans Eating the Other (1992, non traduit en français).
Carol Ann Dixon évoque également Helvécia. Une histoire coloniale oubliée, une exposition temporaire de photographies qui documentent le village éponyme, ancienne colonie germano-helvétique au Brésil. Le projet vient éclairer un pan méconnu de l’histoire coloniale suisse, et a été conçu par photographe Dom Smaz et la journaliste Milena Machado Neves, toutes deux brésilo-suisses, en collaboration avec les habitantes et les habitants du village.
“Rejoignant mes observations sur l’histoire des collections, les dispositifs de médiation et les pratiques d’exposition dans les musées des cultures du monde ailleurs en Europe, le MEG gagnerait à adopter un dialogue à long terme, associant des perspectives internationales et multiculturelles intégrées dans son organisation, avec des historiennes et des historiens, des muséologues et des spécialistes du patrimoine provenant des pays du Sud, très présents dans ses collections.” — Carol Ann Dixon, chercheuse et consultante en médiation
Neuchâtel
David de Pury et le patrimoine urbain
Pendant l’été 2020, à la suite de la mobilisation Black Lives Matter, une polémique émerge autour d’une statue du marchand David de Pury, qui a fait fortune au XVIIe siècle avec le commerce de diamants et de bois en provenance du Brésil - fortune dont il a légué la majeure partie à sa ville natale. L’année suivante, la Ville de Neuchâtel dévoile un rapport présentant une série d’actions visant à “assumer le passé et rendre l'espace public plus inclusif.”
Ces derniers mois, plusieurs de ces actions ont été mises en application :
En octobre 2022, une plaque explicative est posée près de la statue. Elle revient sur le parcours de Pury et sur le rôle de l’esclavage dans la constitution de sa richesse. Une traduction en 12 langues est disponible à partir d’un QR code situé au pied de la statue. Deux œuvres contemporaines sont également installées à proximité, réalisées par les artistes Mathias Pfund fin 2022 et Nathan Solioz début 2023.
En mars 2023, un parcours interactif est mis en ligne sur l’application Totemi. Complété par un dossier pédagogique à destination des scolaires, “Neuchâtel, empreintes coloniales” vise autant les publics locaux que les touristes, et permet une heure de visite à travers sept étapes dans la ville. Le parcours comprend également un glossaire et des ressources pour approfondir la visite.
La municipalité rappelle que l’héritage colonial est également abordé dans l’accrochage permanent du Musée d’art et d’histoire (MahN), dont le site propose une page consacrée aux recherches de provenance et recherches sur le passé colonial. Elle a également confié à une historienne la rédaction de 50 biographies de femmes “notamment (…) d’origine étrangère ou issues de minorités, décédées et qui ont un lien avec Neuchâtel” dans le but de rendre l’espace public plus inclusif. Enfin, à plus long terme, le réaménagement de la place elle-même sur laquelle la statue est disposée est à l’étude.
Naming Natures et le patrimoine “naturel”
Co-porté par l’Ocim, le Muséum d’Histoire naturelle de Neuchâtel (MHNN), et le département de sciences humaines, sociales et politiques de l’institut fédéral de technologie de Zürich, Naming Natures propose à la fois un colloque, qui s’est tenu du 15 au 17 mars dernier, et une exposition prévue pour l’automne 2024. Le projet entend explorer “le lourd passé des musées d’histoire naturelle, en ouvrant un dialogue sur l’importance d’intégrer des perspectives autochtones, dans le but de dépasser les biais potentiels sur notre compréhension de la crise environnementale”. L’exposition aura lieu simultanément au MHNN et au CAN (Centre d’art de Neuchâtel), illustrant la double approche du projet, à la frontière entre art et science.
Les restitutions vues de Suisse
À lire dans Arcinfo, Lena Wurgler fait un état des lieux de la situation. Elle évoque l’Initiative Bénin Suisse, lancée en 2021 sous l’impulsion du Musée Rietberg, et qui montré que 53 objets des 96 béninoises présentes dans les collections suisses ont été “pillées” ou “vraisemblablement pillées”. Le projet a donné lieu à un rapport et un colloque début 2023. En février dernier, le MEG en rendu un masque et un hochet rituel à des représentants de la nation Haudenosaunee du Canada. L’article se renferme en rassurant le lectorat : les musées suisses ne vont pas se vider… Toujours étonnant qu’on revienne aussi régulièrement sur cette angoisse.
L’association des musées suisses propose une brochure consacrée aux recherches de provenance. Éditée en 2022, elle rappelle que, bien que la Suisse n’ait pas eu de colonies, ses musées hébergent des collections issues de contextes coloniaux. Les autrices et les auteurs soulignent les recherches de provenance, qui s’inscrivent dans les dynamiques actuelles tant politiques que muséologiques, doivent s’effectuer en associant les communautés sources :“les récits et les perspectives eurocentrées des musées doivent être repensés et la gestion de ces collections soumise à un examen critique.” Après un bref rappel des définitions et du contexte, le document pose le cadre juridique des recherches de provenance. Une série de bonnes pratiques illustrées d’études de cas et de ressources sont ensuite listées.
À noter : j’ai déjà évoqué des initiatives venant de Suisse dans les n°5 et n°7 de la Botte de Champollion.
C’est tout pour aujourd’hui. Merci à l’historienne de l’art et muséologue Claire Brizon, dont le précieux travail de veille sur LinkedIn m’a soufflé l’idée de ce numéro spécial Suisse.
Je vous donne rendez-vous dans deux semaines, pour un nouveau numéro de La botte de Champollion consacré à l’actualité de la décolonisation des musées.
Sébastien Magro