#0 | Pourquoi une newsletter sur l'héritage colonial des musées ?
Héritage colonial et décolonisation des musées, en France et dans le monde
Depuis le XVIIIe siècle, le développement économique de l’Europe, d’abord marchand puis industriel, a accompagné le développement des musées. Leur histoire est intimement liée aux conditions matérielles d’acquisition et de production des objets entrés dans leurs collections. Les conquêtes coloniales, le commerce triangulaire et les imaginaires que le Vieux Continent a projetés sur l’Afrique, l’Asie, l’Océanie et les Amériques font partie des mécanismes de sélection qui ont permis la constitution des collections, dans une relation asymétrique unissant l’Europe et les continents qu’elle a colonisés. Ces dernières années, une part croissante d’établissements (se) pose la question de l’héritage colonial, à la fois dans le discours porté par l’institution et dans ses pratiques internes. Plusieurs musées abordent frontalement le passé esclavagiste à l’échelle locale (Nantes, Bordeaux, La Rochelle) ou nationale (Rijksmuseum and Slavery à Amsterdam). Ailleurs en Europe et dans le monde, certains abordent timidement la question (Collecting and Empire Trail au British Museum de Londres), quand d’autres sont clairement engagés dans une démarche de décolonisation (Musée McCord à Montréal), alors que de nombreuses procédures de restitutions d’objets acquis illégalement sont en cours. Enfin, le secteur porte un intérêt croissant à la recherche de provenance, comme en témoigne la création la création d’un poste dédié au musée du quai Branly en 2021, et celle d’un diplôme à l’Université Paris Nanterre en 2022.
Ces dynamiques font écho aux débats qui ont entouré la proposition de changement de définition des musées suite à la conférence générale de l’ICOM en 2019, mettant en évidence les tensions qui existent au sein de la communauté professionnelle. L’adoption, fin août 2022, d’une nouvelle définition marque la volonté de l’institution d’aller vers plus d’accessibilité, d’inclusivité et de diversité, et d’accorder davantage de place aux communautés et à leur participation à la vie de l’institution. Si c’est un signal fort après 3 ans de discussions pour parvenir au consensus, reste à savoir comment les musées s’empareront de cette définition. Car s’engager dans une démarche de décolonisation nécessite une distance critique, une démarche réflexive que tous les établissements ne sont pas prêts à engager sur leur histoire, leurs pratiques et leurs cultures professionnelles. Les musées doivent également se soumettre à une exigence de transparence dans leur discours, attendue par les publics et par une part non négligeable des agentes et des agents.
Affronter leur héritage colonial et esclavagiste amènera les musées à interroger leur approche des services rendus aux publics, et, plus largement, la manière dont ils remplissent le rôle social qui est le leur, réactivant au passage certaines des ambitions formulées par les écomusées et la nouvelle muséologie. Ainsi, documenter l’histoire des collections en associant les populations concernées et lancer de recherches de provenance sert la diffusion des savoirs à tous les publics, et pas qu’auprès des plus aisés et des plus éduqués. De même, lutter contre les inégalités et améliorer l’accessibilité aux personnes en situation de handicap permet d’ouvrir les institutions à toutes et à tous, et pas qu’aux personnes blanches, urbaines, “valides”. Comme des activistes l’on souligné (ici et là par exemple), interroger l’héritage colonial et esclavagiste des musées met en évidence l’homogénéité sociale et le manque de diversité dans le recrutement du personnel. Certes, les femmes sont statistiquement nombreuses dans le secteur culturel, et les efforts pour atteindre la parité à la tête des établissements culturels commencent à porter leurs fruits. Mais les positions les plus élevées de la hiérarchie continuent d’être en majorité occupées par des personnes blanches, issues des classes supérieures, diplômées, cisgenres, hétérosexuelles et “valides”, quand nombre de personnes racisées et/ou en situation de handicap sont reléguées aux postes les moins valorisés - surveillance, hygiène et sécurité, notamment.
Héritiers des Lumières, les musées français se pensent comme des institutions au service du progrès, et de la formation des citoyennes et des citoyens. Mais ils sont à la fois acteurs et victimes d’un système qui produit des inégalités sociales, raciales et de genre, j’aurai l’occasion d’y revenir dans cette infolettre.
Pourquoi le sujet m’intéresse-t-il ?
Je m’appelle Sébastien Magro. Je suis journaliste indépendant depuis 2020, après 15 années passées dans le secteur culturel. De 2012 à 2019, j’ai été chef de projet éditorial web au musée du quai Branly. Parmi mes missions figuraient l’animation des réseaux sociaux de l’établissement et la production d’une lettre d’information interne. De cette place, j’ai observé et relayé les demandes de restitution exprimées par les publics et leurs attentes d’une plus grande transparence sur l’histoire des collections, et ce, bien avant la décision d’Emmanuel Macron et le discours de Ouagadougou.
En tant que visiteur, mon histoire familiale est complexe, comme celle de beaucoup de Françaises et de Français. Du côté de ma mère, les racines sont franciliennes et hongroises. La famille de mon père est italo-tunisienne, descendante de Siciliennes et de Siciliens arrivés au XIXe siècle en Tunisie, alors que l’Italie tentait de développer un empire colonial à l’image des nations européennes rivales. Plusieurs de mes nièces et neveux ont un père antillais. Elles et ils ont hérité d’une histoire qui lie le commerce triangulaire, l’histoire coloniale de la France et de l’Italie, et un patrimoine culturel méditerranéen. Raconter (et voir racontée) cette histoire complexe reste encore rare dans les institutions muséales françaises.
Mais l’héritage colonial concerne toutes les Françaises et tous les Français, quelle que soit leur histoire, car il continue de conditionner les rapports sociaux, l’économie, le paysage culturel et médiatique, la production de la pensée et la recherche. Que nos ancêtres aient subi ou profité de l'esclavage et de la colonisation, nous en vivons toutes et tous les conséquences.
Que trouverez-vous dans cette infolettre ?
J’ai conçu cette newsletter comme un canal d’informations et de réflexion autour des enjeux de l’héritage colonial et esclavagiste des musées, ainsi que de leur décolonisation, en France et dans le monde, à travers deux formats publiés en alternance, un jeudi sur deux :
un numéro consacré à l’actualité récente du sujet : annonce de conférences, colloques et formations récemment passées et à venir, ouverture d’expositions, appels à communication, parutions d’ouvrages, diffusions de documentaires ou de podcasts, articles de la presse généraliste ou scientifique, etc.
un numéro contenant des ressources pour approfondir les enjeux : je réaliserai des entretiens avec des professionnel⋅les de terrain, des chercheuses et des chercheurs ; je rendrai compte de mes lectures, écoutes et visionnages, de mes visites d’exposition.
Pourquoi “La botte de Champollion” ?
Il s’agit d’un clin d’œil à la leçon inaugurale de Bénédicte Savoy prononcée au Collège de France le 30 mars 2017. Dans ce texte, l’historienne de l’art évoque une statue d’Auguste Bartholdi représentant Jean-François Champollion, et toujours visible dans la cour d’honneur du Collège de France. L’égyptologue y trône fièrement, botte posée sur le fragment d’une tête décapitée évoquant Ramsès II. Bénédicte Savoy dit notamment :
Quand on la regarde aujourd’hui, en 2017, la statue de Champollion est un document à la fois insupportable et précieux. Elle invite publiquement, dans l’une des institutions les plus capables de le faire, à penser les impensés du patrimoine et des musées en Europe. Elle rappelle à tout instant, à ciel ouvert, que la médaille brillante et dorée de la culture et du savoir a toujours ou presque, en Occident, un revers de violence symbolique et réelle. (…) Qu’il faut s’efforcer de les penser ensemble, comme une unité contradictoire. Au musée, voir en même temps les objets là où ils sont, et là où ils ne sont plus, c’est-à-dire dans les régions où ils ont été pris. Jouir de la beauté et du savoir accumulés dans nos villes pendant des siècles, mais en jouir en toute connaissance de cause, en ayant à l’esprit les conditions de collecte des objets dans des contextes économiques, militaires, épistémologiques asymétriques. Rendre visibles, pour mieux les maîtriser, les contradictions internes et les tensions flagrantes qui travaillent l’idée même de musée depuis son origine. Prêter beaucoup d’attention, dans ce contexte, aux regards et aux voix des dépossédés.
Cette infolettre ne propose rien d’autre : apporter de la complexité et de la nuance dans le discours des musées, enrichir les récits en relayant la parole de celles et ceux qu’on a ignorés, oubliés, tus, tués.
Comment soutenir mon travail ?
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Note orthographique : dans une démarche de visibilisation des femmes, j’ai choisi d’adopter un vocabulaire épicène, en déclinant chaque fois que possible le féminin, puis le masculin des noms. J’utilise l’accord de proximité, qui présente l’avantage de ne pas heurter les oreilles les plus délicates. Cette solution, bien qu’imparfaite, me semble la plus inclusive compte-tenu de la forme actuelle de la langue française.
Bonjour, avez-vous lu la critique de l'interprétation de Bénédicte Savoy, concernant la botte et la tête? https://www.facebook.com/notes/859439044865628/?_rdr