#4 | Des brochures décryptées
Héritage colonial et décolonisation des musées, en France et dans le monde
Au sommaire de ce numéro, je vous propose d’inaugurer une série d’éditions consacrée à l’analyse de livrets, brochures, livres blancs, guides pratiques et rapports édités par le secteur muséal. Qu’ils s’adressent aux publics ou qu’il s’agisse d’outils professionnels, ces documents nous informent sur la manière dont les institutions patrimoniales abordent l’histoire de leurs collections, l’héritage esclavagiste ou encore la décolonisation des pratiques muséales.
On commence avec trois brochures proposées par le musée du quai Branly (Paris), le Rijksmuseum (Amsterdam) et la Museums Association (Royaume-Uni).
Recherches sur l’histoire des collections du musée du quai Branly - Jacques Chirac
Dans ce livret d’une vingtaine de pages, paru en septembre 2022 sous la direction de Lise Mesz, conservatrice du patrimoine et conseillère du président du musée sur l’historique des collections, le quai Branly présente sa politique de recherche, développée en trois parties.
L’institution revient dans un premier temps sur son histoire, rappelant qu’elle est née du regroupement des collections de l’ancien musée des arts d’Afrique et d’Océanie (MNAAO) et d’une partie des collections du musée de l’Homme. Deux chantiers collections ont lieu au début des années 2000, permettant leur numérisation, et l’accessibilité du catalogue sur le site web du musée dès son ouverture, en 2006. Un premier travail de récolement est achevé en 2010.
“Si ce chantier documentaire a permis une très importante remise à niveau de l’information sur les collections, ainsi que sa diffusion en ligne, les travaux sur les conditions d’entrée dans les collections, sur les contextes historiques et sur les acteurs reliés aux acquisitions, restaient à approfondir largement.”
Le musée rappelle ensuite le contexte juridique des recherches de provenance, la convention de l’UNESCO de 1970 sur la lutte contre le trafic illicite de biens culturels ratifiée par la France et entrée en vigueur en 1997. Depuis 2021, le musée priorise les recherches sur les objets acquis en Afrique dans le contexte colonial, selon trois critères :
l’illégalité du contexte d’acquisition en regard de la législation de l’époque ;
l’illégitimité : usage de la violence, acquisition sous la contrainte et/ou sans le consentement des propriétaires ;
la préexistence d’une demande de retour ou de restitution.
Le cheminement qui a mené à la restitution de 26 pièces issues du trésor royal d’Abomey, prise de guerre du Général Dodds lors de la campagne de 1892, est évoqué : le discours d’Emmanuel Macron à Ouagadougou en novembre 2017, la parution du rapport Sarr-Savoy en novembre 2018, l’exposition à Paris puis la restitution au Bénin en octobre 2021.
La troisième partie présente en détail la politique de recherche du musée sur l’histoire des collections, à travers plusieurs projets conduits en partenariat avec leurs pays d’origine :
le projet SAWA, Savoirs autochtones wayana et apalaï documente l’une des plus importantes collections amérindiennes, en collaboration avec les populations Wayana et Apalaï de Guyane, du Surinam et du Brésil.
le projet CRoyAN, Collections royales d’Amérique du Nord commencé en 2019 vise à documenter 450 objets collectés entre 1650 et 1850 dans les Plaines et les Grands lacs, en collaboration avec les populations Huron-Wendat du Québec et Choctaw des États-Unis.
le projet Mission Dakar-Djibouti, une contre-enquête associe de nombreux partenaires français et africains, institutionnels et professionnels, avec pour objectif de “réexaminer l’histoire et les circonstances” de cette mission documentée par l’ethnologue Michel Leiris dans L’Afrique fantôme (1934).
un partenariat scientifique avec le Musée des Civilisations de Côte d’Ivoire autour de la conservation-restauration du tambour parleur Djidji Ayôkwè du peuple Atchan, saisi en 1916 par les autorités françaises et qui fait l’objet d’une demande formelle de restitution par la Côte d’Ivoire.
un projet de recherche réunissant plusieurs institutions françaises, maliennes et sénégalaises, autour du Trésor de Ségou (actuel Mali), pris par l’armée française en avril 1890.
Enfin, d’autres actions sont listées : l’accueil de chercheuses et chercheurs étrangers (Vietnam, Guinée Conakry, Côte d’Ivoire, Haïti, Iran, Brésil, Tchad, Chili, Mali), les bourses de recherche, l’enseignement scientifique en partenariat avec diverses universités, et les vastes chantiers documentaires.
Cliquez ici pour télécharger la brochure “Recherches sur l’histoire des collections du musée du quai Branly - Jacques Chirac”
Rijksmuseum & Slavery
En 2021, en marge de l’exposition Slavery. Ten true stories consacrée à l’esclavage, le Rijkmuseum ajoute 77 cartels dans son parcours permanent, apportant un éclairage historique sur une sélection d’œuvres (tableaux et objets d’arts) choisies pour leur rapport à l’esclavage. Cette brochure réunit ces notices, en proposant deux entrées pour chaque pièce : à gauche, l’approche esthétique et historique de l’objet, et à droite, le contexte esclavagiste des Pays-Bas.
Il faut le reconnaître, le format du livret est un peu austère, et l’absence de visuel autant que d’un plan permettant de localiser les objets dans le musée n’aide pas à son usage in situ. Mais la démarche choisie permet de compléter l’histoire de l’art (qui se contenterait de présenter une histoire stylistique) par une mise en perspective sociale, économique voire politique. Plus globalement, c’est toute la pertinence de l’accrochage choisi par le Rijksmuseum, qui présente ses collections selon un parcours chronologique, associant beaux-arts, objets d’arts et objets techniques, loin du classement habituel par départements. Cet accrochage permet de faire dialoguer les pièces et d’établir des passerelles entre histoire de l’art, histoire des techniques et histoire sociale.
Cliquez ici pour télécharger la brochure ou consultez cette page, et cliquez sur “Read more about Rijksmuseum and Slavery” pour ouvrir le texte.
Supporting decolonisation in museums, Museums Association
L’association des musées du Royaume-Uni a mis à disposition de ses adhérentes et de ses adhérents un guide pratique de 40 pages, publié en novembre 2021 et basé sur les travaux d’un groupe réunissant 37 professionnelles et professionnels de musée britannique. Il présente les enjeux de la décolonisation pour les musées, et propose des pistes de réflexion pour les institutions qui souhaitent s’engager dans une telle démarche.
L’introduction présente le contexte historique, rappelant que les collections des musées britanniques reposent sur l’héritage de son empire colonial, et que les institutions culturelles participent à reproduire des dynamiques oppressives. Le glissement sémantique du terme “décolonisation” est expliqué, passant de décrire l’émancipation des populations colonisées dans la deuxième moitié du XXe siècle, à reconnaître la persistance de logiques coloniales dans les institutions contemporaines, malgré la fin de l’Empire britannique.
“La décolonisation suppose de réinventer la manière dont les musées fonctionnent, avec qui nous travaillons et ce à quoi nous accordons de la valeur. Elle couvre toutes nos pratiques professionnelles et offre un cadre permettant d’améliorer l’accompagnement des personnes et des institutions. C’est une activité collective qui peut être brouillonne, stimulante, créative et même émotive. La décolonisation est conduite par un désir de justice et d’équité, et vise à rééquilibrer le pouvoir et les représentations, en mettant de côté la perception biaisée de l’histoire et de la société telles que racontées par les nations colonisatrices.”
Le guide indique que la décolonisation englobe les processus de restitution et la lutte contre les inégalités au travail, mais ne s’y limite pas. Il liste 10 principes de la décolonisation qu’on peut rassembler en trois points :
La remise en question la neutralité des musées, un mythe qui entretient les dynamiques de pouvoir, les biais coloniaux et la silenciation de plusieurs communautés, ainsi que la reconnaissance des dynamiques de pouvoir et des privilèges, pour affronter les inégalités structurelles et lutter pour une plus grande justice sociale.
La construction de relations avec les populations mal ou sous-représentées dans les musées, et la valorisation de leurs savoirs et de leurs expertises.
Le courage, la créativité et la responsabilité, dans une perspective de care. En découlent la transparence et la patience, pour un engagement sur le long terme.
Plusieurs cas pratiques viennent illustrer ce guide : le déboulonnage de la statue d’Edward Colston à Bristol, la restitution d’une tête d’Oba en bronze au Nigeria par l’Université d’Aberdeen, et diverses initiatives locales de musées associant les populations de pays anciennement colonisés.
L’ouvrage permet de couvrir l’ensemble des secteurs et des corps de métiers concernés par une démarche décoloniale :
Les questions à se poser pour bien débuter : accueil des publics, catalogage des collections, manipulation et exposition des objets, stratégie et financement, etc.
La gestion des espaces, qu’il s’agisse des bâtiments ou des espaces en ligne ;
La collaboration avec les populations issues des anciennes colonies ;
L’administration des collections dans le respect des cultures d’origine ;
La gestion des ressources humaines dans une perspective plus inclusive ;
La communication institutionnelle et les actions de médiation à destination des publics, pour plus de transparence ;
L’engagement auprès des acteurs associatifs, les relations avec les financeurs et les pouvoirs publics.
Bien qu’il soit ancré dans un contexte et une réalité britanniques, ce guide propose de précieux conseils et des bonnes pratiques pour s’engager dans une démarche de décolonisation d’une institution muséale. Plus largement, il permet de nourrir une réflexion à l’interne, pour des professionnelles et des professionnels curieux du sujet.
Cliquez ici pour le télécharger ou consultez cette page pour lire la présentation du guide.
C’est tout pour aujourd’hui ! Je vous donne rendez-vous le jeudi 10 novembre pour le n°5 de La botte de Champollion, avec les actualités récentes.
Sébastien Magro