#16 | J'ai visité pour vous le Met, le NMAI, le Brooklyn Museum et le NMAAHC
Sur la côté est, le panorama en demi-teinte des musées états-uniens
Début mai, j’ai eu l’opportunité de me rendre en Amérique du Nord où j’ai visité une douzaine de musées sur la côte est des États-Unis et à Montréal. Parmi ceux-ci, je vous propose un retour sur trois institutions new-yorkaises et un musée du Mall de Washington. Plus qu’une synthèse exhaustive, il s’agit d’observations sur quelques points qui m’ont marqué, toujours autour des enjeux de la décolonisation, de l’héritage colonial et esclavagiste des musées, mais également de sujets connexes tels que l’inclusion et l’accessibilité. Je reviendrai sur d’autres visites effectuées lors du même déplacement dans de prochains numéros de La botte de Champollion et ailleurs dans la presse.
Au programme
Le National Museum of the American Indians met les témoignages au centre d’un discours tiède
Le Brooklyn Museum reste une référence en matière de médiation et d’engagement
Le NMAAHC, ou la complexité de raconter l’expérience africaine-américaine
Au Met, les efforts sont là mais le cadre politique manque
La jolie installation “Before Yesterday We Could Fly: An Afrofuturist Period Room” est, comme son titre l’indique, une réponse aux nombreuses period rooms de l’établissement et décrits comme “une fabrication de l’espace domestique qui rassemble du mobilier donnant une illusion d’authenticité”. C’est un travail soigné qui se déploie sur plusieurs supports, à partir d’un futur possible du village de Seneca, autrefois situé à l’est du Met, et refuge de la communauté africaine-américaine new-yorkaise jusqu’à sa destruction en 1857 pour faire place à Central Park. Sous la houlette de la commissaire Hannah Beachler, et avec l’aide de la conseillère scientifique Michelle Commander, l’installation associe pièces anciennes des collections et productions contemporaines d’une douzaine d’artistes qui s’expriment par la peinture, la vidéo, les arts graphiques et décoratifs, notamment un impressionnant papier-peint qui recouvre les murs de la pièce. Les textes et cartels sont efficaces et donnent envie d’en apprendre plus sur l’histoire de Seneca Village.
Ouverte fin 2021 et toujours à l’affiche, l’exposition “The African Origins of Civilization” propose une vingtaine d’associations entre deux pièces : l’une d’Égypte antique, l’autre bien plus récente (du XVI°s au XX°s) et provenant, à une exception près, d’Afrique de l’Ouest. Le parallèle semble en premier lieu formel entre des statues royales ou religieuses, mais aussi des objets rituels ou de la vie quotidienne liés à la maternité, à la fertilité, à la mort.
À vouloir souligner l’homogénéité d’une civilisation africaine qui traverserait le temps, les associations paraissent au mieux anecdotiques, au pire contre-productives. Plus que souligner la persistance des formes, elles laissent supposer une absence quasi totale d’évolution, voire une certaine régression technologique et stylistique, en suggérant que rien n’a changé entre un couple égyptien d’il y a 4000 ans et l’autre dogon datant d’il y a moins de 200 ans. Les textes, assez convenus, ne donnent que très peu d’éléments de contexte et ne déploient aucun des enjeux entourant les conditions d’acquisition de ces objets, comme le rappelle un article d’Erin L. Thompson dans Hyperallergic. D’ailleurs, les cartels n’établissent pas de parallèle direct entre les pièces, et laissent au public le soin de comprendre ces rapprochements.
Dans le reste des collections permanentes, des textes de salle et des cartels développés ont été ajoutés récemment, abordant le rôle de l’esclavage dans la richesse de la colonie britannique établie dans ce qui deviendra plus tard les États-Unis d’Amérique : le thé, le coton, le sucre sont notamment évoqués, à travers des objets décoratifs.
Le National Museum of the American Indians met les témoignages au centre d’un discours tiède
Le parcours Infinity of Nations: Art and History in the Collections of the National Museum of the American Indian offre un accrochage très classique, découpé par régions géographiques avec peu de repères historiques. La scénographie, clairement marquée des années 1990, est néanmoins sobre et efficace. Les collections sont très belles, notamment celle de la côte nord-ouest des États-Unis. Le parcours est ponctué d’abondantes citations de Native Americans : extraits de discours, d’ouvrages, de correspondances privées. Rien de très surprenant car le recours à des témoignages est courant dans la muséographie états-unienne, mais c’est une manière simple de donner la parole aux personnes concernées. Chaque section comprend un gros plan sur un objet phare, accompagné d’un écran interactif proposant des vidéos explicatives et d’une piste audio en douche sonore.
L’exposition Native New York présente un gros plan sur les populations autochtones qui ont occupé le site de la ville. La muséographie, plus enjouée que celle de l’autre espace, semble clairement inspirée de l’école québécoise, avec des couleurs vives et des manips, pas toutes numériques. Plus suggestive que véritablement immersive, elle réussit à éviter l’écueil du kitsch propre à ce type de scénographie, et fait un bel usage de la photographie.
À mi-parcours, une salle de projection diffuse un film d’animation sur l’achat mythique de la presqu’île de Manhattan par le marchand wallon Peter Minuit pour la somme de 24$ en 1626. La vidéo, qui se déploie dans plusieurs styles graphiques, questionne les points de vue sur cet événement avec humour et finesse : que pensaient faire les Néerlandais ? Qu’avaient compris les Lenapes, populations autochtones installées dans la région ? Comment les new-yorkaises et les new-yorkais d’aujourd’hui envisagent-ils cet événement ? Le parcours se referme sur une belle vitrine expliquant la nature et le fonctionnement des wampuns, ces objets de perles qui évoquent des ceintures, fabriqués par plusieurs peuples autochtones des États-Unis et du Canada et utilisés dans les occasions officielles.
Le Brooklyn Museum reste une référence en matière de médiation et d’engagement
Musée communautaire autant qu’institution internationale, le Brooklyn Museum est un exemple en terme de médiation culturelle. La transparence, l’accessibilité et l’inclusion sont les valeurs que l’institution a placées au centre de son offre, et elles irriguent l’ensemble de la visite. Les textes sont agréables autant que faciles à lire. Le musée parvient à raconter une histoire de l’art qui n’est pas seulement une histoire des styles, mais également une histoire sociale, économique et politique. Par exemple, les cartels de deux portraits montrant George Washington rappellent qu’il a possédé des esclaves avant d’être et pendant qu’il était le premier président des États-Unis. De même, le texte qui accompagne une maquette du groupe de François Rude représentant la Liberté guidant le peuple destinée à orner l’Arc de Triomphe rappelle que, si le bonnet phrygien évoque les esclaves affranchis de la Rome antique, la France n’a mis fin à l’esclavage qu’en 1848, après une première abolition en 1794 sur laquelle Napoléon est revenu en 1802.
Au début des collections égyptiennes figure un très beau panneau qui permet de décrypter les cartels, à faire pâlir d’envie toutes les médiatrices et tous les médiateurs. Dans cette section, quatre momies sont exposées, accompagnées de textes précisant leur nature de restes humains et la complexité morale de présenter de telles pièces. Le musée précise ce qu’il sait des quatre personnes dont les corps sont montrés avec pudeur et respect, sans fétichisme. C’est la première fois que je vois dans un musée de telles précautions et une présentation respectueuse qui s’éloigne des clichés réifiant les défuntes et les défunts égyptiens.
Le Brooklyn Museum propose également de superbes réserves ouvertes, qui donnent une idée de joyeux bordel tout est étant, bien entendu, très bien organisées, avec une mise en scène maîtrisée des espaces de rangement et un minimum d’informations. Le musée fait preuve d’humour à divers endroits et sur divers supports (panneaux aux vestiaires, dépliant à l’accueil, etc). Aux toilettes, il est expliqué par un court texte que si l’État de New York impose à l’institution de proposer des toilettes genrées, le musée a fait le choix d’ajouter à plusieurs endroits des espaces désignées sous le nom de “toilettes familles” qui permettent à tout le monde de les utiliser, indifféremment du genre auquel les personnes s’identifient.
Bonus : à paraître prochainement dans un titre de la presse spécialisée, une interview que j’ai réalisée avec Meghan Bill, chargée des recherches de provenance du Brooklyn Museum. Stay tuned 👀
Le NMAAHC, ou la complexité de raconter l’expérience africaine-américaine
Inauguré en 2016, l’impressionnant bâtiment qui héberge le National Museum of African-American History and Culture propose un parcours riche qui se déploie sur trois niveaux du sous-sol pour l’histoire et sur trois niveaux supérieurs pour la culture africaine-américaine.
La scénographie est résolument immersive. La visite débute par des vitrines présentant l’Afrique, l’Europe et les Amériques au sortir du Moyen Âge. Plafonds bas, lumières précises, passages étroits, ambiances sonores : tout est conçu pour évoquer la cale d'un bateau lors de la traversée de l'Atlantique. La suite raconte la naissance des États-Unis, la Guerre de Sécession, la ségrégation des années Jim Crow, les mouvements des droits civiques, la culture pop, pour se clore sur l’élection de Barack Obama dans un storytelling parfaitement maîtrisé. La dernière section pousse à s’interroger sur la rigueur scientifique du propos, lorsqu’on voit par exemple la place accordée à Oprah Winfrey, l’une des généreuses donatrices du musée.
Plus que des cartels, la majorité des vitrines proposent des textes généraux très informatifs mais souvent poussifs. Lorsqu’elles sont mentionnées, les provenances ou l’histoire des collections suivent directement le texte courant, sans retour à la ligne et uniquement signalées par de l'italique, ce qui ne facilite pas la lecture. Les mêmes informations (chiffres, dates, faits historiques) sont régulièrement reformulées sur plusieurs supports : cartels, textes de salle, multimédia et audios, par ailleurs très nombreux et qui se parasitent par moment. Ce procédé donne l’impression d’un musée “à picorer” pensé pour des publics qui n’en sont pas familiers et qui zapperaient d’une section à l’autre. J’ai eu le même sentiment en visitant le National Museum of the American Indians de New York évoqué plus haut et le National Museum of American History, également à Washington, relevant tous deux du Smithsonian.
À bien des égards, le NMAAHC offre une expérience humainement forte, dont on repart avec de précieuses clés de compréhension des États-Unis. Mais après 3h de visite des galeries d’histoire, je suis sorti physiquement et émotionnellement épuisé et je n’ai pas vu les étages supérieurs. La Contemplative Court, un espace de repos situé au rez-de-chaussée, est d’autant plus la bienvenue pour se poser un instant.
C’est tout pour aujourd’hui.
Merci à Mark B. Schlemmer pour ses précieux conseils dans la préparation de ce voyage et à Emmanuel Resche-Caserta qui l’a rendu possible, ainsi qu’aux ami⋅es, aux ami⋅es d’ami⋅es et aux amants qui nous ont hébergés.
La botte de Champollion revient dans deux semaines pour un nouveau numéro consacré à l’actualité de la décolonisation des musées, à leur héritage colonial et esclavagiste, en France et dans le monde.
Sébastien Magro