#12 | Dans les yeux de Zanele Muholi / Faith Ringgold, de sang et d'or tissés
À Paris, deux expositions remettent les femmes et les minorités sexuelles noires au centre du récit
Deux expositions ouvertes en début d’année à Paris remettent les femmes et les minorités sexuelles noires, historiquement invisibilisées, au centre du récit. À la MEP (Maison Européenne de la Photographie), Zanele Muholi photographie les personnes queer/LGBT+ d’Afrique du Sud et bouscule les habitudes de communication de l’institution. De son côté, le Musée Picasso tente de rééquilibrer l’héritage embarrassant de son illustre inspirateur en accueillant la première rétrospective en France consacrée à l’artiste africaine-américaine Faith Ringgold. Chacune à sa manière, les deux expositions interrogent la figure de l’artiste et le statut du chef-d’œuvre : qui produit les œuvres qui font référence ? Qui décide des critères ?
“Zanele Muholi” à la MEP
Après la Tate de Londres en 2020, la MEP présente la première rétrospective consacrée à l’activiste et artiste Zanele Muholi en France. Né⋅e en 1972 en Afrique du Sud, Muholi est une personne non-binaire, et utilise les pronoms they/them en anglais, transposés en iel/ellui en français. L’institution a fait le choix d’expliquer comment elle a intégré ces éléments d’orthographe dans ses supports de communication, à la fois en ligne et dans l’espace d’exposition, une marque de respect pour l’artiste, de souplesse de la part de l’institution et un effort de transparence pour les publics, qui me semble particulièrement bienvenu.
L’exposition donne à voir 200 œuvres réparties sur les deux étages supérieurs de la MEP. Zanele Muholi y raconte le quotidien de couples lesbiens ou gays ; donne le rôle principal aux reines de beauté rejetées par leurs familles en raison de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre ; ou encore se met en scène en photo et en peinture. Dans Faces and Phases (“Des visages et des phases” en anglais), série commencée en 2006, iel photographie régulièrement des lesbiennes, des personnes trans et/ou non-binaires, à différentes étapes de leur vie. De cet important travail d’archive, iel dit“Nous exprimons notre identité sexuée, radicalisée et de classe de manière riche et diverse”.
Mais l’œuvre la plus puissante de Zanele Muholi, c’est Somnyama Ngonyama (“Salut à toi, lionne noire” en zoulou), dans lequel iel est le sujet principal, regardant fixement les visiteuses et les visiteurs, dans une série de photographies prises dans des chambres d’hôtel avec du matériel de récupération. Maquillé⋅e pour souligner la noirceur de sa peau, iel entend reconquérir “[sa] négritude qui, selon [ellui], est continuellement sujette aux interprétations d'un·e autre, privilégié·e”. La chambre d’hôtel dont le décor est absent mais qui est le cadre de ce travail, de même que les matériaux domestiques - éponges en inox, pinces à linge, gants en latex, plumeau - font écho à sa mère, employée de maison pendant plus de 40 ans pour subvenir seule aux besoins de la famille.
L’exposition se referme sur un espace de médiation astucieusement conçu. Il est introduit par un texte de Wayne Dooling, maître de conférence en histoire africaine à SOAS/Université de Londres, qui revient sur le contexte colonial de l’Afrique du Sud. Une vaste fresque chronologique liste les dates importantes de l’histoire du pays, mises en perspective avec celles de la vie de Zanele Muholi. Des extraits de films documentaires, comprenant des interviews de l’artiste, sont projetés au mur. Sur une table centrale, une sélection d’ouvrages est en consultation libre, parmi lesquels le catalogue de l’exposition et d’autres livres comme Ne suis-je pas une femme ? de bell hooks et Un féminisme décolonial de François Vergès.
Exposition ouverte jusqu’au 21 mai 2023.
“Faith Ringgold: Black is beautiful” au Musée Picasso
La rétrospective que le Musée Picasso consacre à Faith Ringgold est à la fois dense et modeste, compte-tenu de la production de l’artiste et de sa place dans l’histoire de l’art moderne états-unien. Une cinquantaine de pièces sélectionnées par la commissaire Cécile Debray, conservatrice du patrimoine et directrice du musée, sont présentées sur six salles. Héritière de la Harlem Renaissance, Faith Ringgold est l’autrice d’une œuvre prolixe, qui s’exprime dans la peinture, le graphisme, le textile. Elle a produit des images qui ont accompagné le mouvement des droits civiques, détournant notamment le drapeau des États-Unis pour dénoncer le racisme et la violence de son pays. Après avoir été longuement ignorée par les institutions patrimoniales (un rejet qu’elle a intégré dans son travail), elle bénéficie à présent d’une reconnaissance tardive.
Les références explicites à Pablo Picasso que Faith Ringgold insère dans ses œuvres expliquent le choix du musée d’accueillir cette exposition. Dès 1967, elle fait allusion à Guernica dans Die, tableau de la série American People Series, pour dénoncer la violence et le racisme aux États-Unis. En 1991, dans Picasso’s Studio: The French Collection Part I, #7, elle reprend les Demoiselles d’Avignon, y intégrant un modèle féminin noir, et Picasso lui-même. Dans un autre tableau de la même série, elle représente un groupe d’artistes et de militantes des droits civiques africaines-américaine : Harriet Tubman, Madam CJ Walker, Idea B. Wells, Mary McLeod Bethune, Fannie Lou Hamer, Rosa Parks, Ella Baker, attablées dans un champ de tournesols. À droite de l’image, rejeté à l’arrière-plan, Vincent Van Gogh semble presque anecdotique. Pour une fois c’est lui, un homme blanc, qui se tient debout, en retrait dans un coin, comme l’ont maintes fois été les femmes noires, servantes ou esclaves, sur bien d’autres tableaux.
Si l’intégration, par Faith Ringgold, des grands maîtres européens de la peinture dans son travail justifie la pertinence de l’exposition, il est difficile de ne pas y voir une touche de cynisme — pour ne pas dire une forme de tokénisme de la part du Musée Picasso. La nouvelle direction (présidente et directrice nommées ces deux dernières années) semble bien consciente qu’elle a du travail pour entretenir l’héritage de Pablo Picasso auprès d’une jeune génération de publics, particulièrement attentive aux accusations de toxicité et de violence dont l’artiste fait l’objet.
Si vous souhaitez en savoir plus, je vous recommande deux ressources :
Pour comprendre la place de Faith Ringgold dans l’histoire de l’art moderne, cet épisode du podcast “L’esprit critique” de Médiapart ou le journaliste Joseph Confavreux discute de l’exposition avec Horya Makhlouf, critique d’art et cofondatrice du collectif Jeunes critiques d’art, Line Ajan, chargée de recherches au musée d’Art contemporain du Luxembourg et Victoria Le Boloc’h Salama, critique d’art et rédactrice en chef du podcast “Chefs-d’œuvre en réserves”.
Pour avoir un aperçu des angles morts de l’exposition, cet article publié sur Diacritik, dans lequel d’Antoine Idier, maître de conférence à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, explique comment l’institution s’exonère de toute discussion sur la domination, en montrant à la fois comment “racisme et sexisme touchent tous les pans de la société”, tout en évacuant“le monde des musées, comme si eux avaient échappé à la peinture et à la critique radicales de Ringgold.”
Exposition ouverte jusqu’au 2 juillet 2023.
Mais aussi…
En complément des deux expositions évoquées ci-dessus, sachez que le musée du quai Branly célèbre Léopold Sédar Senghor, figure centrale du mouvement artistique et culturel de la négritude, dans Senghor et les arts. Réinventer l’universel. Pas encore visitée, mais j’ai (et vous avez) le temps puisque l’exposition est ouverte jusqu’au 19 novembre 2023.
C’est tout pour aujourd’hui ! Je vous donne rendez-vous dans deux semaines pour un nouveau numéro de La botte de Champollion consacré à l’actualité de la décolonisation des musées.
Sébastien Magro