#10 | Édition spéciale Black History Month 2023
Décolonisation, héritage colonial et esclavagiste des musées, en France et dans le monde
À l’occasion du Black History Month, célébré en février aux États-Unis, je vous propose une rencontre avec Julie Duprat, conservatrice de bibliothèque et chercheuse indépendante. Elle travaille sur les personnes esclavisées et libres de couleurs au tournant du XIXe siècle, et est l’autrice d’un ouvrage sur le sujet.
Quel est votre parcours ? Sur quoi portent vos recherches ?
Je suis diplômée de l'École nationale des Chartes, un établissement d'enseignement supérieur public qui fonctionne sur le même modèle que l'ENS. J'ai donc été stagiaire-fonctionnaire et rémunérée pour faire mes études, ce qui m'a offert des conditions privilégiées pour la rédaction de mon livre. Dans le cadre de ces études, j'ai dû rédiger une thèse qui doit être basée sur des sources inédites. Mon sujet portait sur le quotidien des personnes identifiées comme noires et métisses, à Bordeaux entre 1763 et 1792. J'ai ensuite obtenu le diplôme d'archiviste-paléographe, un diplôme qui est surtout honorifique puisqu'ensuite, il est nécessaire de passer les concours de la fonction publique pour avoir un poste. Il y a trois ans, j'ai obtenu le concours de conservatrice de bibliothèque et je travaille à présent à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris (BHVP).
Après avoir soutenu ma thèse en 2017, j'ai continué de travailler sur mon sujet, soit en élargissant à des périodes postérieures, soit en ciblant mes recherches sur certaines personnes ou certaines aires géographiques, comme Paris. Très tôt, j'ai eu à cœur de rendre mon travail public, car les thèses de l'École des Chartes ne sont pas librement accessibles en ligne, pour les plus récentes d'entre elles. Avant la parution de mon livre en 2021, j'ai commencé à faire de la vulgarisation via mon compte Twitter et à faire des interventions dans divers contextes. J'ai également créé un blog pour répondre à des demandes de personnes intéressées par mes travaux, ce qui était aussi pour moi une manière de garder un pied dans la recherche et dans la rédaction. Aujourd'hui, en parallèle à mon poste à la BHVP, je continue de faire de la recherche en tant qu'indépendante, puisque je ne suis pas rattachée à un laboratoire et que je travaille sur mon temps libre, en approfondissant certains sujets. Je rédige et publie des articles, et je participe à des colloques. J'assure également quelques interventions en milieu scolaire, et je garde une activité sur les réseaux sociaux et sur mon blog, mais moins qu'avant.
Quel est le sujet de votre livre “Bordeaux métisse : esclaves et affranchis de couleur du XVIIIe siècle à l'Empire” ?
Cet ouvrage est directement tiré de ma thèse. Je l'ai publié pour répondre aux demandes que je recevais de personnes intéressées par mon travail. À Bordeaux, j'ai été en contact avec des universitaires qui travaillent sur l'histoire coloniale et qui avaient un projet de collection avec les éditions Mollat, à la fin des années 2010. Il y a eu un premier livre sur les ports négriers de la façade atlantique, et l'éditeur m'a proposé d'adapter ma thèse pour le deuxième ouvrage. J'ai retravaillé le texte pour qu'il soit le plus accessible aux publics, mais il reprend toutes mes questions : comment les personnes identifiées comme étant de couleurs arrivent-elles en France ? Quel est le contexte législatif ? Quels sont les différents profils de personnes ? J'ai travaillé à partir d'une analyse quantitative des données de passagers arrivés à Bordeaux par bateau, puis j'ai analysé leur vécu à travers plusieurs prismes. Dans les années 1780, sur les 500 personnes de couleurs qui vivaient à Bordeaux, 400 étaient esclavisées et 100 étaient libres ou affranchies.
Dans un premier temps, j'ai travaillé sur la domesticité esclavisée : j'ai étudié les personnes esclaves employées comme domestiques pour comprendre leur quotidien, leurs relations avec les élites bordelaises, les violences qu'elles ont endurées, mais aussi la manière donc ces personnes sont parvenues à être actrices de leur vie en mettant parfois leurs propriétaires en procès. Puis, j'ai plus spécifiquement étudié les personnes identifiées comme noires ou métisses qui avaient le statut de libres. À la différence des esclaves, nous disposons d'énormément d'archives produites par les personnes libres de couleurs, qui permettent d'entrer dans leur intimité. L'autonomie leur a permis de se marier, d'adopter un nom famille, d'acheter une maison : toutes ces actions nécessitent des actes devant un notaire ou d'autres formalités qui laissent des traces qu'on retrouve dans les fonds d'archives. Ainsi, j'ai pu étudier la vie de ces personnes en relation avec la société blanche de Bordeaux, les moyens d'émancipation qu'elles ont mis en place pour être autonomes, passer du statut d'esclave à celui de libre, gagner de l'argent, construire une famille, etc. Jusque-là, en France, on s'est beaucoup intéressé aux personnes esclaves (à juste titre) et moins aux libres de couleurs. Le confort financier permis par l'École des Chartes m'a donné l'occasion de travailler sur ce sujet peu traité.
“Le Black History Month propose un mois dédié à la mémoire et à l'histoire des personnes afro-descendantes qui ont souvent été oubliées, effacées, voire invisibilisées des récits historiques.” — Julie Duprat, conservatrice de bibliothèque et chercheuse indépendante
Enfin, la dernière articulation de mon travail, c'est l'étude de ces populations sous l'Ancien Régime, la Révolution et le Premier Empire. Je me suis intéressée aux bouleversements politiques dans les toutes premières années de la Révolution, qui ont un impact direct pour ces populations. Une partie d'entre elles se retrouvent affranchies de fait, avec les différentes législations qui mènent à l'abolition de l'esclavage dans les colonies, un changement de statut du jour au lendemain. J'ai observé comment les populations noires et métisses de Bordeaux se sont impliquées politiquement dans ces questions, parce qu'elles les concernaient au premier chef. J'ai également travaillé sur l'Empire napoléonien, un période où Bordeaux voit arriver de manière massive nombre personnes exilées qui fuient les différents conflits politiques dans les Antilles. Cette arrivée va modifier la manière dont la Ville de Bordeaux gère les populations de couleur, ainsi que le regard des personnes blanches sur ces populations.
Pouvez-vous présenter le Black History Month ? En quoi consiste-t-il ?
Le Black History Month est une initiative lancée aux États-Unis dans les années 1970, puis au Royaume-Uni à la fin des années 1980, et que d'autres pays comme le Canada ont adopté. Il s'agit de proposer un mois dédié à la mémoire et à l'histoire des personnes afro-descendantes qui ont souvent été oubliées, effacées, voire invisibilisées des récits historiques. Plus précisément, il y a deux mois puis que le Black History Month est célébré en février aux USA et en novembre en Grande-Bretagne. Pour ma part, j'ai connu l'initiative par l'intermédiaire de collègues américains qui travaillent sur ces questions. Comme une partie de mon public en ligne est anglophone, c'est une excellente occasion pour faire la promotion de mes recherches, montrer qu'en France aussi on s'intéresse à ces sujets. J'en profite aussi pour relayer des initiatives, des livres écrits par des collègues, etc.
Avant le Covid, il y avait une programmation importante, avec un vrai calendrier mis en place, des événements dans des bibliothèques, des musées, etc. À l'heure actuelle, l'opération est encore peu suivie en France, car nous privilégions plutôt le mois de mai pour ce genre de commémorations, historiquement associé aux abolitions de l'esclavage. C'est ce que fait la Fondation pour la mémoire de l'esclavage, par exemple, ainsi que des municipalités et des musées. Plus que les institutions, ce sont surtout des associations mémorielles qui s'emparent du Black History Month, comme Mémoire et partage à Bordeaux, qui organise des colloques dans plusieurs villes impliquées dans la traite négrière et le commerce colonial, ou dans lesquelles ont vécu des figures afro-descendantes oubliées depuis.
Quel est votre regard sur le traitement de l'histoire des personnes noires dans les musées en France ?
Clairement, on part de loin, mais il y a des villes qui sont motrices sur la question. Je pense au Musée d'Histoire de Nantes, qui a organisé en 2021/2022 l'exposition L’abîme. Nantes dans la traite atlantique et l'esclavage colonial, 1707-1830, avec une superbe scénographie. C’était vraiment une très belle action de vulgarisation, rigoureuse scientifiquement, notamment autour de la manière dont cette histoire est racontée et dont les enjeux politiques sont déployés. J'ai été soufflée par la qualité des cartels, le soin apporté à l'individualisation de toutes les personnes qui apparaissaient sur les tableaux. C'est un discours qu'on avait déjà vu pour Le modèle noir de Géricault à Matisse au Musée d'Orsay en 2019 mais de manière moins frappante, et qu'on voit encore assez peu dans les institutions patrimoniales françaises. Je pense aussi au Musée d'Aquitaine à Bordeaux, qui a su entendre les critiques émises par les publics sur la scénographie et sur le vocabulaire employé. La direction a fait appel à des historiennes et des historiens, et a modifié certains textes et cartels en conséquence. Dans la manière dont on présente cette histoire-là, il y a souvent des maladresses, plus ou moins conscientes, qui peuvent à juste titre être très mal reçues par des visiteuses et des visiteurs. Au-delà des musées, il faut saluer le travail de la Fondation pour la mémoire de l'esclavage mentionnée plus haut, qui arrive à fédérer, coordonner, et peut financer des projets. Les élues et les élus ne peuvent plus faire l'impasse sur l'histoire des personnes noires et métisses en France. Elles et ils peuvent choisir de le faire, mais ne peuvent plus dire “on ne savait pas”.
C’est tout pour aujourd’hui ! Merci encore à Julie Duprat pour sa disponibilité.
La botte de Champollion revient bientôt avec un numéro consacré à l’actualité de la décolonisation, de l’héritage colonial et esclavagiste dans les musées.
Sébastien Magro