#6 | Des cadres en noir et blanc, et un drapeau arc-en-ciel sur le monde arabe
Héritage colonial et décolonisation des musées, en France et dans le monde
Au sommaire de cette infolettre, je vous propose mes impressions de visite sur deux expositions actuellement à l’affiche à Paris : “Décadrage colonial” au Centre Pompidou et “Habibi, les révolutions de l’amour” à l’Institut du Monde Arabe.
“Décadrage colonial” au Centre Pompidou
Cette exposition établit une mise en parallèle inédite entre des photographies prises par des artistes se revendiquant du Surréalisme d’une part, et des textes et d’autres documents produits par des militantes et des militants anticoloniaux d’autre part, dans les années 1930. Le Centre Pompidou propose un épisode de son podcast d’audioguides qui permet d’en apprendre davantage sur le propos. Je l’ai écouté en complément de ma visite, et voici quelques éléments que j’en ai retenu.
Pour la commissaire, l’historienne de l’art Damarice Amao, “Décadrage colonial” est une occasion d’affronter “l’embarras” généré par une partie des collections représentant des personnes racisées et qui peuvent être difficiles à présenter dans d’autres expositions. En proposant des recherches sur les contextes de production des photographies et en retraçant le parcours des photographes, l’exposition permet de mettre en perspective ces collections dans un dialogue avec l’ethnographie. L’accrochage évoque également la photographie comme support de la fétichisation des corps noirs, et la manière dont les photographes ont participé à la création d’un discours au service de l’Empire colonial français.
L’exposition débute sur un appel cinglant : « Ne visitez pas l’exposition coloniale ! ». Activement dénoncée par les Surréalistes et le parti communiste qui y voient une colonisation culturelle et artistique, l’Exposition coloniale internationale de 1931 fait l’objet d’un important dispositif de communication déployé par l’État français : publicités dans la presse écrite, magazines, livres, cartes postales, passages à la radio… “Les esprits sont colonisés” diront les Surréalistes. En moins de six mois d’ouverture, l’exposition installée dans le Bois de Vincennes reçoit 8 millions de visiteurs.
“Décrochage colonial” aborde ensuite les frontières complexes entre photographie artistique et photographie documentaire dont certaines, comme les vues aériennes de Pierre Ichac ou Pierre Verger, participent à alimenter “le spectacle de l’information” selon Damarice Amao. Thérèse Le Prat a un autre parcours : alors que ses images sont initialement des commandes publicitaires, elles vont progressivement prendre une dimension de plus en plus documentaire. Fabien Loris, lui, utilise le dessin et la photographie pour déconstruire les clichés exotiques et critiquer le système colonial. Des personnalités venant des colonies émergent, à l’image de l’acteur malien Habib Benglia, premier acteur noir à jouer le répertoire classique, ou de Féral Benga, partenaire de Joséphine Baker, photographié par Carl Van Vechten.
“Ces mêmes photographes qui vont travailler dans un cadre scientifique ou fournir des images pour le Musée d'ethnographie du Trocadéro, vont utiliser ces photographies pour les publier dans la presse magazine, comme des documents qui vont alimenter une certaine production journalistique exotique, sensationnaliste. Donc, on a des images qui vont changer de statut, à la fois être des objets documentaires pour l'étude ethnographique, mais aussi alimenter le spectacle de l'information.” — Damarice Amao, historienne de l’art et commissaire de l’exposition “Décadrage colonial”, dans le podcast “Les visites du Centre Pompidou”
D’autres artistes tels qu’André Steiner ou Roger Parry œuvrent au renouvellement du portrait photographique mais participent à produire un imaginaire stéréotypé entourant la prétendue disponibilité sexuelle des femmes venant des colonies, avec des séries prises dans des lieux de tourisme colonial et théâtre de violences sexuelles. Progressivement, l’iconographie de “l’empire aux milles visages, aux milles couleurs” évolue, avec des efforts pour montrer les personnes plus dignement. Des textes d’Aimé Césaire et de Léon-Gontran Damas dénoncent l’envers de ces belles images. La dernière section s’efforce d’apporter un regard lucide sur les peuples colonisés, porté par des photographes engagés comme Éli Lotar et Jacques-André Boiffard, au Maghreb. On y voit notamment des clichés pris à Marseille, première ville coloniale avant Paris, où a lieu la première exposition coloniale en 1922, soit 9 ans avant Paris.
Le parcours est ponctué d’écrans qui affichent des extraits de personnes engagées contre le colonialisme, tels qu’Aimé Césaire ou les sœurs Jeanne et Paulette Nardal, fondatrices de la Revue du monde noir et animatrices d’un salon littéraire. Casey et Rocé, deux figures du rap français interprètent une partie des textes, à la fois dans l’exposition et dans le podcast. Mais ces écrans sont plus frustrants qu’informatifs car le rythme de diffusion ne facilite pas le confort de lecture. Un simple affichage des textes sur les murs aurait été plus efficace, et c’est là le seul point faible de l’exposition, complétée par un catalogue qui s’annonce passionnant.
Exposition en accès libre et gratuit dans la Galerie de photographie (niveau -1), jusqu’au 27 février 2023.
“Habibi, les révolutions de l’amour” à l’Institut du Monde Arabe
Pour la première fois à Paris, une institution patrimoniale propose une exposition dont le sujet concerne explicitement les orientations sexuelles et les identités de genre minoritaires. C’est un accrochage dense et riche que présente l’Institut du Monde Arabe, avec des installations, des tableaux, de la photographie, de la vidéo et des performances, le tout proposé par près d’une trentaine d’artistes. Les trois commissaires, Élodie Bouffard, Khalid Abdel-Hadi et Nada Majdoub tentent de répondre à deux questions : “Comment aujourd’hui les identités sexuelles et de genre sont-elles représentées dans la création contemporaine d’artistes de culture arabe ? Quelles stratégies esthétiques et militantes déploient-ils et elles pour décrire, inspirer, confronter les sociétés contemporaines ?”
Si la sélection d’excellente qualité (j’ai retrouvé avec plaisir les travaux de Sido Lansari, Tarek Lakhrissi et Soufiane Ababri), on peut regretter le manque de contexte apporté aux œuvres. Les textes de salle restent vagues sur les spécificités régionales et présentent “le monde arabe, l’Iran et l’Afghanistan” comme un bloc homogène, sans préciser les législations locales, notamment. Pourtant, on peut imaginer qu’être homo à Tunis, à Téhéran ou à Kandahar n’est pas forcément la même chose. Plus étonnant encore, alors que plusieurs pièces font référence à des productions artistiques provenant cultures couvertes par l’IMA, aucune mise en regard avec des œuvres anciennes n’est proposée. Au final, c’est une exposition de galerie d’art réussie, mais une occasion ratée de densifier le propos.
Jusqu’au 19 février 2023.
C’est tout pour aujourd’hui ! On se retrouve le 15 décembre pour une sélection de l’actualité du moment.
Sébastien Magro